THE BIG SHORT, LE CASSE DU SIÈCLE
Le compte à rebours est lancé…
En 2005, quatre outsiders anticipent l’explosion de la bulle financière qui donnera naissance à la célèbre « crise des subprimes » deux ans plus tard. Tandis que les grosses banques et le gouvernement américain s’enferment dans leur logique capitaliste, ces quatre personnes visionnaires vont alors oser l’impensable : parier contre les banques pour tenter de rafler la mise lorsque tout le système menacera de s’écrouler !…
Bien sûr que non : retrouver le brillant Adam McKay non pas aux commandes d’une comédie avec Will Ferrell mais à la tête d’une satire bazooka qui semble avoir été cousue sur mesure pour Oliver Stone n’a rien d’une anomalie. Petit flashback en arrière : il y a six ans, McKay centrait le sympathique "Very Bad Cops" sur la traque d’une crapule de Wall Street par deux flics stupides, et osait achever son film par un générique qui balançait franco les statistiques sur la crise financière de 2007. Cette fameuse « crise des subprimes » est désormais au cœur de "The Big Short", adaptation gonflée d’un best-seller retraçant l’histoire bien réelle de quatre loustics marginaux qui, voyant la crise arriver à grands pas, en ont profité pour parier sur la crise afin de s’en mettre plein les poches au moment fatidique.
Demi-surprise que voilà : McKay a beau traiter un tel postulat avec un sens de la punchline qui nous chatouille sans cesse les zygomatiques (et de sa part, c’était le minimum – souvenez-vous de "Frangins malgré eux"), on reste bouche bée par la tonalité pamphlétaire employée, qui nous fait passer du rire jaune à la trouille carabinée tout au long d’un montage en surchauffe permanente. Rien qu’avec ça, la réception du film en France ne pouvait forcément qu’alimenter des opinions inévitablement contrastées, creusant le fossé entre les défenseurs aveuglés par le contenu monstrueusement cynique du scénario et une poignée d’intellos pseudo-contestataires pour lesquels aborder la crise financière avec un ton aussi sarcastique reviendrait à justifier ce que l’on aurait voulu dénoncer. Éternel débat qui isole dans une boucle factice le problème soulevé par un sujet au lieu de le mettre réellement en perspective.
Or, le film de McKay s’inscrit de plein fouet dans une longue lignée de films politiques américains qui, loin de jouer la carte du discours partisan, ont toujours eu pour fonction centrale de lézarder les mythes intouchables d’une Amérique enchaînée à ses fondamentaux, tout en ciblant l’argent comme vecteur principal du pourrissement des rapports humains. La différence, c’est que son approche – assez inédite – renvoie à elle seule toute démonstration illustrée (ou « didactisme », si vous préférez) à sa totale obsolescence. En effet, le film fait d’abord mine de jouer le jeu d’une pure comédie noire façon "Le Loup de Wall Street", qui abat le quatrième mur pour mieux placer le spectateur face à son ignorance du sujet, qui exacerbe le caractère absurde de la situation financière, et qui se paie même le luxe de subvertir la clarification pédagogique de tout ce charabia crypto-boursier par l’intermédiaire d’une poignée de scènes inattendues où des stars hollywoodiennes (citons Margot Robbie et Selena Gomez) nous expliquent chaque concept un peu compliqué en utilisant leur activité comme métaphore (voir comme une partie de poker permet d’évoquer le danger d’une série croissante de paris boursiers trop élevés qui vire à l’effondrement total sur un coup du hasard).
Mais si le rire reste constant, difficile de ne pas être rapidement stressé par une narration dont l’issue – que l’on connait déjà – ne fait évidemment qu’accroître la tension sous-jacente. Dès lors, "The Big Short" vire au thriller glaçant façon "Margin Call", donnant ainsi à son découpage l’allure d’un compte à rebours inéluctable. Et quand McKay s’amuse à convoquer une multitude d’effets de style, ce n’est pas pour faire son malin ni pour se la jouer sale gosse expérimental. Bien au contraire : qu’il s’agisse de plans anodins sur des événements médiatiques (interviews de stars, extraits de films, spectacles racoleurs…) ou d’incrustations de texte sur les recoins de l’écran, chaque effet de style impose son utilité par le fait de placer le public face à son propre aveuglement vis-à-vis du désastre explosif à venir. Que l’on sorte de la projection coincé entre l’euphorie et le désespoir est le signe d’une réussite fracassante. Surtout face à un tel caca économico-boursier, à peu près aussi instable qu’un Jenga et bombardé de tant de termes cryptiques que son hypocrisie inavouée finit ici cramée au barbecue verbal.
Aidé par un casting quatre étoiles où chacun livre une partition sans la moindre fausse note, Adam McKay transcende donc d’un bout à l’autre le ton sarcastique de ses comédies les plus agressives (en particulier les hilarants "Ricky Bobby" et "Frangins malgré eux") tout en nous amenant pour la première fois de sa carrière – et ce uniquement par sa mise en scène – à repenser notre rapport au système. Certes, il n’atteint pas pour autant la maîtrise narrative et expérimentale d’un Oliver Stone, et le ton abordé lorgne à quelques reprises sur celui d’un Michael Moore déterminé à tout casser sur son passage, mais pour la méchante boule qu’il réussit à nous coller au fond de la gorge tout au long d’un montage aussi vivant et ludique, on peut parler d’une grosse claque. De celles qui font du bien. Surtout quand elles font très mal.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur