ALMANYA
Un joli conte, un peu trop idyllique
"Almanya" est principalement raconté en voix-off par la petite fille d'une famille turque installée en Allemagne. Cette petite fille, c'est Canan, une étudiante libérée qui ne sait pas comment annoncer à sa famille, nombreuse, qu'elle attend un enfant, non pas d'un Turc, ni même d'un Allemand, mais d'un Anglais. Nous contant d'abord son propre désarroi, sa voix accompagne ensuite, tout au long du métrage, les flash-back relatant l'histoire du grand-père et son rapport à l'accueillante Allemagne. Car "Almanya" est avant tout une histoire d'identité et d'immigration, avant de devenir dans sa seconde moitié un road-movie qui n'est pas sans rappeler "Little Miss Sunshine" de par son voyage-communion en mini-bus parmi tant d'autres éléments significatifs.
Dès le début, le film adopte le ton du conte social, retraçant le périple du grand-père ayant vu en ce pays d'adoption une opportunité de sortir sa famille de la misère. Pour cela, Yasemin Şamdereli enchaîne flash-back comme représentations des rêves et fantasmes des uns et des autres, en passant même par quelques scènes surréalistes. Cela procure un charme certain au long métrage dans la peinture des étapes de ce déplacement forcé. L'appel aux citoyens du monde imaginé en diaporama par le petit cousin comme une voix émanant d'un minaret planétaire fait sourire. La scène d'obtention des passeports allemands se transforme en un truculent cauchemar du "trop intégration" pour un grand-père qui voit sa femme soudain vêtue en bavaroise. Le rapprochement familial et la découverte des us et coutumes locaux (les hommes n'ont pas de moustache, on fête Noël et un homme sur une croix...), fleurent bon l'expérience vécue, tout comme le voyage aux sources où l'on ramène aux amis divers produits, symboles d'une société de consommation inaccessible.
Si le récit épate en termes d'humour, allégeant les situations les plus lourdes de sens et générant de vrais moments d'émotion, il provoque cependant par moment un peu d'agacement face à l'angélisme généralisé du discours. Car finalement "Almanya" évite d'aborder de front son sujet et parle peu du fameux pays d'accueil, éludant totalement les problèmes d'intégration de l'époque de l'arrivée du grand-père. On a même droit en filigrane à un speech de remerciement appuyé envers le pays d'accueil. Ceci s'aggrave sur la fin avec justement un discours n'évitant ni la poignée de mains à une Angela Merkel idéalisée, ni les choix de citations douteux (comme « Nous avons appelé des travailleurs, ce sont des hommes qui sont venus ») qui mettent complètement de côté l'exploitation de la main d’œuvre, ou pire l'insertion au générique de fin d'un pénible "Si c'était à refaire" avec un homme affirmant par images d'archives interposées que l'« on aurait uniquement fait venir des Turcs »... Cela est d'autant plus préjudiciable au film qu'à vouloir trop en faire, "Almanya" s'avère finalement assez méprisant pour les autres immigrés de la même époque, notamment les Espagnols et les Grecs. Ce manque de recul est du coup difficile à avaler dans un contexte actuel où des interrogations se font jour sur le fameux "modèle" allemand, pays avec un niveau de chômage certes des plus bas, mais que beaucoup de commentateurs oublient de relier aux inadmissibles écarts de salaires internes persistants plus de 20 ans après la chute du Mur, avec les plus démunis gagnants à peine 286 euros par mois !
Reste qu'au centre du film il y a toute une galerie de personnages dont les plus attachants se trouvent être Canan elle-même, son jeune cousin Cenk, et l'oncle Muhamed. La première (Aylin Tezel) se retrouve en proie à des contradictions entre sa vie moderne, ses examens et les traditions de sa famille. Le deuxième, interprété par le craquant Rafael Koussouris, ne comprend pas grand-chose à toutes ces histoires de nationalité, perdu à l'école entre équipes de foot turque et allemande qui ne veulent ni l'une ni l'autre de lui, et une carte d'Europe où sa ville d'origine se trouve être... hors périmètre. Quant au troisième, joué par Kaan Aydogdu, il est bouleversant de désarroi et de tristesse affichée, les repas et épreuves lui permettant de régler ses comptes avec son frère aîné, et de faire face à sa déception eu égard à une vie rêvée devenue un échec. Mine de rien, on s'attache à chacun d'eux, touché par leurs petites obsessions, du coca-cola pour Muhamed, symbole d'un ouest illusoire (il serre dans ses bras une bouteille géante dans un supermarché) à la possibilité de devenir éboueuse pour sa petite sœur. Tous réunis, ils sont le ciment de cette fable légère mais qu'on aurait aimé un peu moins idyllique et plus en prise avec une problématique pourtant rudement d'actualité : l'immigration économique.
Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur