007 SPECTRE
Un opus-bilan très… énigmatique
Le final de "Skyfall" l’avait annoncé : le prochain épisode de James Bond serait celui du retour à la normale, celui qui viendrait parachever la formation de l’une des plus célèbres – si ce n’est la plus célèbre – icônes de l’histoire du cinéma. Déjà trois films où Daniel Craig aura redonné au flingueur-tombeur-buveur de vodka-martini une âme, une humanité et une complexité que ses prédécesseurs avaient seulement effleurées (Sean Connery et Timothy Dalton) ou éjectées (tous les autres). Mais surtout, depuis le magnifique "Casino Royale", la donne a changé : désormais figure crypto-freudienne vouée à exploiter chaque enquête à des fins d’auto-psychanalyse, histoire de mieux se bâtir une iconisation solide d’agent secret et de se confronter à ses propres traumas enfantins, James Bond n’est plus la figure misogyne et brutale que tant d’aveugles se plaisent à vilipender d’un épisode à l’autre (ce qui ne sert à rien), mais un véritable dinosaure en pleine métamorphose, symbole d’une époque évanouie qui court après sa propre réactualisation.
Ce paradoxe peut suffire à justifier les innombrables invraisemblances qui n’ont jamais cessé de peupler la saga (essayez de les revoir dans l’ordre, c’est juste incompréhensible !), mais offre malgré tout une clé que "Skyfall" – de très loin le meilleur épisode de la franchise – avait réussi à exploiter comme épicentre de son récit : toute icône vouée à s’éteindre ne peut en passer que par la mort pour espérer se réinventer. Du coup, et au vu de ce que "Skyfall" laissait présager comme promesses lors de son final, "Spectre" prend pour acquis le fait que le Bond que nous connaissions de Sean Connery à Pierce Brosnan est enfin de retour. Dès l’introduction, c’est chose faite : une fois le gimmick du gunbarrel replacé au tout début du film (un détail absent des trois opus précédents), nous voilà en pleine fête des Morts à Mexico, où Bond se cache sous un déguisement de squelette pour atteindre une nouvelle cible, le tout dans un plan-séquence magistral qui fait se rejoindre une figure en décomposition et sa résurrection soudaine en icône. Les dès sont jetés : le Bond d’antan est de retour, sculpté et façonné à nouveau, et le film semble amené à renouer avec la formule qui a fait sa gloire. Mais qu’en est-il réellement ?
Ce serait trop évident de se contenter d’une simple formule avec des ingrédients convenus à plus d’un titre. Ce serait même encore plus facile de tous les citer : introduction + générique de début + déroulé de mission + rencontre avec le vilain + vodka-martini au shaker + coucherie avec une première femme + scène d’action rapide + repos du guerrier avec une deuxième femme + scène d’action très longue + confrontation finale + scène d’amour finale avec la femme encore vivante + générique de fin… Non, rien de tout cela ici, si ce n’est quelques clins d’œil pour fanboys, deux ou trois punchlines bien senties et un personnage féminin accessoire (Monica Bellucci) uniquement là pour finir dans le lit d’un 007 sarcastique. La recette a changé, et Sam Mendes l’a bien prouvé dans l’épisode précédent. En conséquence, "Spectre" façonne ici une continuité directe avec les trois épisodes précédents ("Casino Royale", "Quantum of Solace" et "Skyfall"), au travers d’une intrigue qui s’applique dans un premier temps à filer pied au plancher pour finalement recoller les morceaux semés auparavant et finaliser ainsi la formation de l’icône 007.
Rien d’étonnant à ce que le résultat suscite au final un vrai sentiment d’éparpillement, pour ne pas dire de bâclage dans l’approfondissement de certains enjeux. Moins virtuose que "Skyfall", cet épisode l’est assurément, et il fallait sans doute s’y attendre. La première heure casse néanmoins des briques : d’une poursuite à l’autre, d’un coin du globe à l’autre, d’un élément narratif à l’autre, Mendes fait ici preuve d’une maîtrise narrative assez bluffante, et se permet quelques fulgurances iconiques du plus bel effet lorsqu’il s’agit de confronter Bond à ses vieux démons. À ce titre, on n’est pas prêt d’oublier cet instant kubrickien où le vilain incarné par Christoph Waltz (dont l'identité risque de faire trembler les fans de la saga) reste immobile dans l’ombre, figure maléfique et abstraite qui se révèle à l’origine de tous les malheurs du monde, en particulier ceux de notre agent secret préféré. Mendes en profite aussi pour creuser davantage la piste politique qu’impliquait une telle réactualisation de la franchise : il y sera question d’un programme de surveillance public à la Big Brother, régi par un jeune politicien sournois (Andrew Scott) et téléguidé en sous-marin par la fameuse organisation Spectre.
Mais le film brise soudain sa belle harmonie avec l’arrivée du personnage de Madeleine Swann (joué par Léa Seydoux). Fade et insignifiante comme rarement elle ne l’avait été, l’actrice française la plus tendance du moment ne réussit jamais à enrichir son personnage, à le rendre attachant, et pour autant, elle n’est pas la seule coupable. On sent surtout que Mendes, trop obsédé par l’idée de relier tous les points de son intrigue, s’est enfermé à mi-chemin dans une précipitation mal canalisée : les scènes de dialogue deviennent tout à coup trop succinctes, les scènes d’action viennent interrompre brutalement des instants intimistes alors que le récit aurait tout eu à gagner à prendre son temps (la baston dans le train avec Dave Bautista en est l’exemple le plus frappant), la romance entre Bond et Swann frise le bâclé en plus d’être quasi improbable, et surtout, toute menace présentée comme telle se voit rejetée au profit d’un bouquet final qui fait un peu ventre mou en comparaison du plat de résistance.
Au terme de ces 150 minutes aussi intenses qu’inégales, on n’ira certes pas jusqu’à affirmer que la suite du programme signera le retour définitif de James Bond à la recette qui aura fait sa renommée mondiale, ni même que la scène finale doit forcément se lire comme un adieu déguisé de Daniel Craig au personnage qu’il a si bien su transcender (même s’il y a un peu de ça…), mais au moins, la résurrection du phénix Bond est acquise en tant que telle. Mission accomplie, non sans mal : "Spectre" se devait d’être un opus-bilan aussi nostalgique que moderne, ce qu’il est bel et bien en l’état, mais combiner la fulgurance à l’excès de zèle n’assure à Sam Mendes qu’un verdict clément sans pour autant lui offrir les mêmes félicitations qu’auparavant. En définitive, le Bond définitif n’est pas là, mais son spectre, oui.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur