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HOMMAGE : la carrière d’Isabelle Huppert en 10 films

En ce mois d’octobre 2024, l’actrice Isabelle Huppert reçoit le 16e Prix Lumière dans le cadre du festival du même nom organisé à Lyon. Une récompense de plus pour celle qui déjà gagné – entre autres – deux Prix d’interprétation à Cannes, deux à Venise et deux César.

L’occasion pour nous de sélectionner, de façon plus ou moins arbitraire, 10 rôles qui ont jalonné son immense carrière cinématographique ayant débuté en 1972.

1980 // LA PORTE DU PARADIS (Heaven’s Gate), de Michael Cimino

Rôle : Ella Watson

Le 7ème Art a ses injustices que la déraison n’en finit pas de cumuler. Preuve en est tous ces chefs-d’œuvre du cinéma qui, longtemps après un bide dévastateur à leur sortie, finissent adulés sur un piédestal et intronisés comme ils auraient toujours dû l’être. Là-dessus, nul doute que la fresque maudite de Michael Cimino n’est pas la moins bien placée au classement. Un budget enflé, une sortie en salle massacrée, un montage sauvagement refait par le studio, une critique assassine, une carrière de cinéaste ruinée, un studio poussé vers la faillite… La poisse totale ! Aucune importance, cela dit, car le résultat crève l’écran : un immense long métrage militant qui filme l’Amérique des origines comme jamais, marquée par la lutte des hordes d’immigrants pataugeant dans la misère face à un syndicat d’aristocrates qui s’acharne à les massacrer. Un regard désenchanté sur une nation naissante, fondée comme on le sait sur la xénophobie et l’argent-roi, et où Cimino exploite les codes du western pour mieux interpeller son audience sur une identité américaine bâtie dans le sang. Au milieu de ce drame terrible surnagent malgré tout de sublimes moments de pause, embellis par un triangle amoureux où Isabelle Huppert, délicate et sensuelle en tenancière de bordel, devient un enjeu d’avenir autant que de propriété, presque l’étincelle capable d’allumer les cœurs comme la mèche des fusils.

Guillaume Gas

1988 // UNE AFFAIRE DE FEMMES, de Claude Chabrol

Rôle : Marie Latour

Une décennie après " Violette Nozière ", Isabelle Huppert retrouve Claude Chabrol pour incarner, une nouvelle fois, une femme condamnée à mort. Dans "  Une affaire de femmes ", elle est Marie Latour, personnage inspiré de l’histoire vraie de Marie-Louise Giraud, qui pratiqua des avortements pendant la guerre. Elle rêvait d’être chanteuse, mais les restrictions et un mari blessé l’obligent à élever ses enfants dans la misère. Alors, après avoir pratiqué l’avortement de sa voisine pour rendre service, elle décide d’en faire commerce. Dénoncée, elle sera jugée et exécutée par le régime de Vichy pour l’exemple, au nom de la morale et d’une politique nataliste agressive. 45 ans après, à la sortie du film, l’avortement est enfin légal mais l’esprit de certains est toujours aussi étriqué puisque, lors d’une séance dans un cinéma de Montparnasse, un intégriste catholique jette une bombe lacrymogène dans la salle, provoquant le décès d’un spectateur cardiaque.

Pour ce rôle, Isabelle Huppert recevra la Coupe Volpi lors de la 45e édition du festival international du film de Venise, tout juste 10 ans après son prix d’interprétation à Cannes pour " Violette Nozière ". Ce sera la confirmation d’une grande collaboration entre l’actrice et Claude Chabrol avec qui elle va tourner quelques-uns de ses plus grands succès publics : "  Merci pour le chocolat ", " Madame Bovary " et surtout " La Cérémonie" en 1995, film grâce auquel, elle remportera son premier César.

Gaëlle Bouché

1995 // LA CÉRÉMONIE, de Claude Chabrol

Rôle : Jeanne Marchal

Des adaptations de Ruth Rendell au cinéma, il y en a eu plein. Mais très clairement, c’est à Claude Chabrol que l’on pense en général dès qu’il s’agit d’évoquer un vrai degré d’excellence en la matière. Et pour cause : dix ans avant "La Demoiselle d’honneur", c’est avec sa "Cérémonie" de 1995 que le bon vivant de la Nouvelle Vague atteignait une sorte de zénith, réunissant critique et public dans un même élan de sidération. Sous couvert d’une relecture détournée de l’affaire des sœurs Papin (un fait divers dont le livre de Rendell était déjà lui-même librement inspiré), ce drame n’a pas pris une ride dans sa peinture d’un système sociétal au bord de l’implosion, où tout le monde, quelle que soit sa classe sociale, se caractérise avant tout par la dissimulation et le mensonge. Avec une rigueur de métronome et une mise en scène qui sait rendre invisible sa sophistication, Chabrol capture des caractères dont le principe de domination, régi moins par l’obsession de l’argent que par la maîtrise du langage, tend toujours plus à inverser sa propre logique. Et signe de facto un mystère qui ne s’explique pas, un vertige qui se superpose à un autre, un genre humain insondable au possible. Ce que les deux actrices du film (surtout Isabelle Huppert dans un sacré numéro d’opacité monstrueuse) réussissent à incarner. Le genre de grand film qui ne s’efface pas de sitôt après visionnage.

Guillaume Gas

2000 // SAINT-CYR, de Patricia Mazuy

Rôle : Madame de Maintenon

Mme de Maintenon, bel esprit de son temps aux modestes origines et favorite de Louis XIV au point d'en devenir l'épouse morganatique, décide de créer un pensionnat pour fillettes nobles et désœuvrés de toute la France, tâche d'autant plus ardue que les jeunes filles parlent des langues et patois différents. Mais elle va se rendre compte que les filles grandissant, son beau projet humaniste est dévoyé et qu’elle passe aux yeux du monde de l'image de courtisane à celle de mère maquerelle pour vieux nobles libidineux.

Évidemment, "Saint-Cyr" n’est ni l’œuvre la connue, ni la plus marquante à laquelle Isabelle Huppert ait participé. Il reste cependant un film très intéressant et qui donne à l'actrice toute latitude pour déployer son talent. Elle y interprète à merveille le lent déclin de Madame de Maintenon, de déception en déception, de l'enthousiasme et des bonnes intentions du début de son projet à la désillusion de son échec, de femme libre au sommet de son influence à vieille bigote rigide. Elle incarne au mieux, comme les jeunes pensionnaires de Saint-Cyr, l'élan d'une émancipation freinée puis dévoyée pour devenir une nouvelle prison. Quant à Patricia Mazuy, elle réussit là un film en costume réaliste mais pas austère, écrit mais pas ampoulé, dévastateur mais pas désespéré.

Sabrina Benladi

2001 // LA PIANISTE, de Michael Haneke

Rôle : Erika Kohut

En 2001, Isabelle Huppert reçoit son deuxième prix d’interprétation au Festival de Cannes pour son interprétation dans "La Pianiste" de Michael Haneke. Benoît Magimel et, surtout, Isabelle Huppert crèvent l’écran dans ce drame franco-autrichien. Ce film donne à l’actrice un de ses plus grands rôles au cinéma, même s’il la peint (encore) dans un rôle de bourgeoise peu sympathique à l’apparence coincée – ce qui ne l’empêchera pas d’enchaîner avec une comédie pour son film suivant : "8 femmes". Automutilation, voyeurisme et sadomasochisme sont les thèmes abordés dans "La Pianiste". On sort de ce film tout chamboulé à cause du malaise qu’il procure aux spectateurs. La violence augmente au fil des scènes et Isabelle Huppert est déroutante dans ce rôle qui semble avoir été écrit pour elle. Un rôle qui la rend encore plus célèbre Outre-Atlantique.

Laëtitia Langue

2002 // 8 FEMMES, de François Ozon

Rôle : Augustine

Dans ce whodunit à huis clos et 100% féminin orchestré par François Ozon, Isabelle Huppert incarne tante Augustine, qui se montre immédiatement rabat-joie, râleuse et agressive. Selon sa sœur (Gaby, incarnée par Catherine Deneuve), elle est « dévorée de haine et de jalousie » parce qu’elle est « laide et pauvre » ! Parmi les huit femmes, elle est peut-être celle qui incarne le mieux le mélange tragi-comique qui caractérise le film, avec son mélange de grandiloquence et de pudeur.

Preuve qu’elle est un être à part, et peut-être plus complexe que les autres : le générique de début associe chaque personnage à une fleur… sauf elle, représentée par le roucou, un fruit à épines qui renferme des graines rouges. Huppert incarne cette dualité à merveille. C’est que, malgré sa langue bien pendue, Augustine est aussi une cachottière : sous ses apparences acariâtres, austères voire réactionnaires, se cache une femme fragile qui refoule ses désirs. Feignant un désintérêt pour les autres et pour l’amour, elle souffre intérieurement.

Se comportant souvent comme une enfant (elle pleurniche, surjoue, invente des mensonges peu crédibles...), elle dévoile progressivement la sensibilité qu'elle cache derrière sa froideur, notamment grâce à son interprétation de "Message personnel" de Françoise Hardy dont elle reprend la douceur du parlé-chanté avant de proposer une chorégraphie minimaliste des mains, sorte de langage des signes indiquant (larmes à l’appui) qu'elle n'est pas vraiment la personne qu'elle montre. Augustine finit d’ailleurs par se métamorphoser, et bien plus que les autres personnages.

Raphaël Jullien

2004 // MA MÈRE, de Christophe Honoré

Rôle : Hélène

Participant à la mise en images du complexe d'Œdipe moderne, Isabelle Huppert incarne une Jocaste fantasque et débridée, qui vit dans une débauche sans limite. Tentant de briser l'image idéalisée que son fils a construite autour d'elle, elle le traîne dans son abîme infernal, entre soirées dissolues et kaléidoscope de tensions charnelles. Flirtant avec les frontières de l’inceste, ce film surprend autant qu’il dérange. Si "Ma mère" peut être vu comme le volet maternel du "Lycéen", que Christophe Honoré a sorti en 2022, il est aussi une preuve du goût d’Isabelle Huppert pour les personnages singuliers et borderlines.

Adam Grassot

2016 // ELLE, de Paul Verhoeven

Rôle : Michèle Leblanc

Michèle est une femme à la tête d’une grande entreprise de jeux vidéo à qui tout semble réussir. Entre sa réussite professionnelle et son mariage, rien ne semble perturber un destin qui semble déjà écrit. Mais c'était sans compter sur l’intrusion d’un mystérieux homme cagoulé qui l'agresse sexuellement. C’est alors que tout commence peu à peu à s'effriter autour de Michèle et certaines vérités refont surface.
Après des années d'absence, le réalisateur hollandais turbulent Paul Verhoeven revient sur le devant de la scène avec cette coproduction française présentée à Cannes en 2016. Le choc fut total tant le cinéaste dresse un portrait au vitriol de la bourgeoisie parisienne et s’amuse à faire tomber leur château de cartes au fur et à mesure que le film se déroule sous nos yeux. Et qui d’autre qu’Isabelle Huppert pour incarner ce personnage de femme forte, que rien ne semble atteindre ? Sur le papier, le rôle paraît compliqué à aborder mais le talent immense de l’actrice permet de rendre crédible un personnage aussi ambigu ; avec son phrasé qui n’appartient qu’à elle, cette fausse insensibilité et jusque dans les traits d’humour, Isabelle Huppert compose en Michèle un de ces grands rôles de femmes qui, envers et contre la bien-pensance, ne deviendront jamais des victimes.

Germain Brévot

2018 // EVA, de Benoît Jacquot

Rôle : Eva Marla

Inspirée du roman éponyme de James Hadley Chase, "Eva" témoigne encore une fois du talent qu'Isabelle Huppert a pour être nonchalamment transgressive. Bien éloignée d'Augustine dans "8 femmes", elle joue ici une escort-girl téméraire, qui attise la passion vorace et obsessionnelle d'un romancier en mal d'inspiration. Ce thriller psychologique fait d'elle une femme puissante et désirable, dont les multiples visages lui offrent la garantie de n'être effrayée par personne. L’histoire d’un face-à-face entre deux personnages imbuvables qu’Huppert et Ulliel ont su incarner magnifiquement, malgré les faiblesses du film.

Adam Grassot

2020 // LA DARONNE, de Jean Paul Salomé

Rôle : Patience Portefeux

Découvert juste avant le COVID début 2020 au festival de l’Alpe d’Huez, "La Daronne" est finalement sorti en salles début septembre, et est présenté au Festival Lumière 2024. Une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un rôle à la fois comique et positif (en comparaison à son rôle dans "8 Femmes" par exemple) pour Isabelle Huppert, qui endosse ici le rôle d’une traductrice judiciaire franco-arabe qui, mal considérée et souhaitant protéger le fils de l’infirmière qui s’occupe de sa mère, profite de sa participation à une enquête des stups où elle est chargée de traduire les écoutes, pour se lancer dans le trafic de drogue.

On sent, tout au long du film, le plaisir de l'actrice à sortir de ces rôles borderlines qui ont jalonné sa carrière sur les 10 ou 15 années précédentes. Point de volonté de réelle manipulation de la part de son personnage, juste un doigt mis dans un engrenage qu’elle va tenter de maîtriser, devenant finalement la femme dealeuse la plus connue de Paris : d’où son surnom, « la Daronne ». Faussement naïve, ponctuellement impulsive, elle concocte un personnage généreux, adoptant, avec ce qu’il faut de dérision, les codes du milieu, qu’ils soient vestimentaires ou verbaux. Le contraste entre sa stature de femme posée et l’entourage qui devient le sien, fonctionne à merveille, débouchant sur un rôle rare, derrière une comédie intelligente et populaire, pour cette formidable actrice qui se plaît ici à casser son image.

Olivier Bachelard

MAIS AUSSI (entre autres…)

  • 1972 : CÉSAR ET ROSALIE, de Claude Sautet
  • 1975 : ALOÏSE, de Liliane de Kermadec (sa première nomination aux César)
  • 1977 : LA DENTELLIÈRE, de Claude Goretta
  • 1978 : VIOLETTE NOZIÈRE, de Claude Chabrol
  • 1980 : LOULOU, de Maurice Pialat
  • 1980 : SAUVE QUI PEUT (LA VIE), de Jean-Luc Godard
  • 1981 : COUP DE TORCHON, de Bertrand Tavernier
  • 1983 : LA FEMME DE MON POTE, de Bertrand Blier
  • 1983 : COUP DE FOUDRE, de Diane Kurys
  • 1991 : MADAME BOVARY, de Claude Chabrol
  • 1994 : LA SÉPARATION, de Christian Vincent
  • 1997 : LES PALMES DE MONSIEUR SCHUTZ, de Claude Pinoteau
  • 2000 : MERCI POUR LE CHOCOLAT, de Claude Chabrol
  • 2000 : LA VIE MODERNE, de Laurence Ferreira Barbosa
  • 2000 : LES DESTINÉES SENTIMENTALES, d’Olivier Assayas
  • 2002 : LA VIE PROMISE, d’Olivier Dahan
  • 2004 : J’ADORE HUCKABEES, de David O. Russel
  • 2005 : GABRIELLE, de Patrice Chéreau
  • 2008 : UN BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE, de Rithy Panh
  • 2012 : AMOUR, de Michael Haneke
  • 2012 : CAPTIVE, de Brillante Mendoza
  • 2012 : IN ANOTHER COUNTRY, de Hong Sang-soo
  • 2013 : LA RELIGIEUSE, de Guillaume Nicloux
  • 2017 : MADAME HYDE, de Serge Bozon
  • 2022 : LA SYNDICALISTE, de Jean-Paul Salomé
  • 2023 : MON CRIME, de François Ozon
  • 2024 : LA PRISONNIÈRE DE BORDEAUX, de Patricia Mazuy

 

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