EMMANUELLE

Un film de Audrey Diwan

La redite de La Redoute

Envoyée dans un luxueux hôtel de Hong Kong pour raisons professionnelles, la belle Emmanuelle y multiplie les expériences avec des gens de passage. Très vite fascinée par un certain Kei qui ne cesse de lui échapper, elle finit par tenter une échappée au cœur de la ville…

L’interrogation demeure, entière et suprême : à quoi bon un tel film ? Il faut en réalité attendre une bonne heure pour avoir enfin la clé. Dans une scène en quasi plan-séquence, a priori sans lien réel avec ce que l’on imaginait être l’épicentre du récit, une directrice d’hôtel jouée par Naomi Watts décrit avec moult détails l’ambiance sensorielle mise en pratique dans son hôtel pour tout client qui y débarquerait. Des mots qui suffisent à solder les comptes de la schizophrénie d’un tel projet : point de volonté de suivre le parcours d’une jeune femme sexuellement libérée, ni même de relecture inversée d’une œuvre existante à des fins féministes, mais place surtout à du cinéma lounge, plus peine-à-jouir qu’autre chose, qui investit un espace pour nous laisser s’imprégner de tout sauf des corps sexy qui s’y meuvent. On en oublierait presque que ce film, au-delà d’adapter le roman éponyme d’Emmanuelle Arsan, se présentait depuis quelque temps comme un contrepoint radical à l’"Emmanuelle" de Just Jaeckin. Un film de 1974 qui, par ailleurs, a depuis longtemps perdu de sa superbe en raison de sa vision profondément réactionnaire de la femme, dont la libération sexuelle et sociétale ne pouvait alors s’opérer autrement que sous la surveillance d’un mâle dominateur.

On se doutait bien qu’Audrey Diwan, encore auréolée d’un Lion d’or pour son très consensuel "L’Événement", allait nager à contre-courant d’un film aussi vieillot, à jamais écartelé entre les conventions du porno-soft 70’s embrasé et le roman-photo au contenu crypto-colonialiste. Mais s’il devait être là encore question d’« érotisme », alors il y a un problème quelque part. On pourrait dire qu’un tel mot devrait y rester à l’état de tabou, tant on sent que Diwan et sa coscénariste Rebecca Zlotowski n’en avaient cure de le traiter ou de l’aborder sous un angle nouveau et/ou progressiste. Sans que l’on sache s’il s’agissait là d’un choix conscient ou d’une autocensure inconsciente, cette adaptation biffe l’œuvre d’Arsan de tout son contenu libertaire pour s’en tenir à un emballage encore plus sage et corseté qu’on n’aurait pu le croire, reléguant aux oubliettes toute perspective critique ou subversive sur la mise en scène des corps et du sexe. Or, procéder ainsi tout en prétendant imposer le female gaze sur une œuvre qui l’excluait jusqu’alors, c’est un peu comme un youtubeur lambda qui se piquerait tout d’un coup d’escalader l’Everest alors qu’il ne fait jamais de sport : on aura beau faire passer ça pour un exploit ou un signe d’audace, ça sent surtout l’attrape-nigaud qui nous en touche une sans bouger l’autre. Et on aura beau s’être fait livrer les cierges par cargo pour croire encore au miracle, rien n’y fait : on aura tôt fait de se tourner les pouces en ayant envie de crier à l’arnaque.

Ainsi donc, pendant une bonne heure et demie, tout se résume à une logique de huis-clos dans un luxueux hôtel de Hong Kong, visité et analysé de fond en comble par une jeune working-girl française (Noémie Merlant en lieu et place d’une Léa Seydoux démissionnaire), chargée d’en évaluer la gestion à des fins de restructuration. De temps en temps, elle se rase les jambes, elle prend un bain ou elle masse ses rides avec application. Et côté sexe, elle fait parfois l’amour avec untel croisé au détour d’un couloir quand ce ne sont pas des caresses saphiques dans une remise en compagnie d’une jeune escort locale. Outre le fait que ces scènes sont aussi crues et sexy que des pages de catalogue La Redoute, elles sont surtout si succinctes et mal montées qu’elles échouent lamentablement à incarner la montée du plaisir dans des espaces joliment architecturaux – il y a donc là de quoi donner de l’eau au moulin de ceux qui continent de porter en haute estime Tinto Brass et Jean-Claude Brisseau. De ce fait, ces scènes ne sont pas des pivots du récit mais des instants traités « à plat », sans enjeu ni raison d’être. La posture sans la gestuelle, la mesure sans le doigté, le dialogue sans la fonction sadienne qui va avec (inutile d’espérer « bander par l’oreille »), le tout agrémenté de parenthèses plus toc que choc, où l’on cite Les Hauts de Hurlevent pour rien, où l’on enchaîne les lapalissades sur le désir au sens large et où l’on blablate sur de la culbute sans jamais en montrer.

Plus surprenant encore, Diwan loge ici le masculin et le féminin à la même enseigne en matière de fadeur et d’accessoirisation des corps, ses personnages n’ayant pas d’autre fonction que de meubler ce décor d’hôtel à force d’être déplacés d’une pièce à l’autre, d’une chambre à l’autre, d’un faux enjeu à l’autre. Forcément, quand l’utilité narrative d’un rôle égale celle d’un halogène (que diable vient faire le grand Anthony Wong là-dedans ?), la coquille sonne aussi creux qu’une compilation de réclames pour marques de luxe. Et de facto, aussi belle et talentueuse soit-elle, Noémie Merlant ne peut hélas compter sur sa prestation sensuelle pour recoller les morceaux d’un tel déni de subversion. Au moins, la symbolique maousse qui surgit de temps en temps par accident (la pluie torrentielle, la coupure de courant…) nous fait autant sourire qu’à la grande époque des dimanches soirs de M6. Et la scène finale, unique échappatoire hors de l’hôtel, a le mérite de rattraper un minimum le coche sur les thématiques de l’émancipation et de la jouissance, via une scène de sexe en caméra circulaire où Emmanuelle dirige elle-même le rituel de ses propres ébats. C’est peu, mais ça permet d’éviter le zéro. Au final, combien d’étoiles sur TripAdvisor pour cet hôtel hongkongais ? Pas beaucoup, c’est sûr.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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