DOSSIERIl était une fois
IL ÉTAIT UNE FOIS... La Maman et la Putain, de Jean Eustache
Si la renommée du festival de Cannes devait être corollaire de sa propension à souffler le chaud et le froid, on aurait du mal à trouver grand cru plus corsé que la cuvée 1973, année charnière durant laquelle le cinéma français lâcha une puissante odeur de soufre et de scandale sur la Croisette avec deux films : "La Grande Bouffe" de Marco Ferreri et "La Maman et la Putain" de Jean Eustache. Véritable matrice de tout un pan du cinéma d’auteur hexagonal, le second se (re)découvre enfin aujourd’hui en DVD et Blu-ray. Retour sur un chef-d’œuvre absolu.
Il suffit de prendre acte des échos de la projection du film à Cannes pour saisir où le clivage ne pouvait que s’installer. Imaginez-vous balancer en compétition pour la Palme d’or un opus-fleuve d’un peu moins de quatre heures, tourné dans un noir et blanc à la Raoul Coutard et constamment porté sur le badinage sans filtre, qui ose aussi bien disséquer les rapports hommes/femmes que tancer les esprits désenchantés de Mai 68, et ce en collant aux basques d’un jeune homme écartelé entre deux femmes – une maîtresse qui ne cesse de le recadrer de façon quasi maternelle et une infirmière aux mœurs légères qui s’entête à collectionner les amants. Le verdict était on ne peut plus inévitable, opposant les huées aux applaudissements, activant la guerre des tranchées entre les professionnels du bâillement et les thuriféraires de l’auteurisme bobo, et provoquant le déchaînement haineux – pour ne pas dire carrément ordurier – de quelques pique-assiettes de la Croisette. Le verdict de Gilles Jacob, à l’époque journaliste et critique de cinéma, reste d’autant plus dans les mémoires qu’il fut exprimé en direct à la télévision face à Eustache et ses trois acteurs : « Je trouve que c'est un film merdique […] un non-film, non-filmé par un non-cinéaste et joué par un non-acteur ». Et si le film fut en fin de compte récompensé cette année-là par le Grand Prix spécial du jury, c’est au détriment de sa présidente Ingrid Bergman, seule membre du jury à avoir non seulement détesté le film mais surtout exprimé son dédain dans les médias : « Il est regrettable que la France ait cru bon de se faire représenter par les deux films les plus sordides et les plus vulgaires du Festival ».
Que retenir aujourd’hui de pertinent quant à ce genre d’hystérie médiatique ? Pas grand-chose, à vrai dire. Si ce n’est qu’une cuvée cannoise sans ses bulles de scandale a systématiquement des relents de vinasse fade aux yeux de nos médias chercheurs de petite bête (mon dieu, que la liste est longue…), et qu’au bout du compte, le temps étant le meilleur critique du monde, ces jugements intempestifs perdent de leur pertinence encore plus vite que les objets de leur courroux finissent par en regagner. Aujourd’hui, et à l’occasion de la sortie en DVD et Blu-ray d’une magnifique intégrale Jean Eustache chez un éditeur décidément abonné au sans-faute éditorial (Carlotta), l’heure est à la célébration… et aussi à une légère amertume. Validons ainsi au centuple cette lecture de l’éditeur selon laquelle "La Maman et la Putain" serait un peu « l’arbre qui cache la forêt » au sein de la courte filmo de son auteur, mais allons un peu plus loin en disant qu’il ne peut hélas en être autrement. Parce que les autres films d’Eustache ne méritent pas d’être placés à la même hauteur ? Disons plutôt que l’arbre en question est comme un séquoia imprenable en-dessous duquel les autres arbres de la forêt, aussi beaux et bien taillés soient-ils, passent en comparaison pour de simples tiges de rose.
Entre une poignée de courts très séduisants qui honorent la liberté narrative de la Nouvelle Vague, quelques documentaires bruts de décoffrage (dont un double programme centré sur la fameuse élection de "La Rosière de Pessac") et un joli second long-métrage de fiction ("Mes petites amoureuses") qui ressemble parfois au prolongement adolescent de "L’Enfance nue" de Maurice Pialat, la filmo eustachienne est comme une étoile filante, trop furtive pour perdurer au-delà de son champ d’action (le réalisateur se suicida à seulement 42 ans) et trop succincte pour imposer une vraie dialectique créatrice sur la durée. Faut-il voir en Eustache une sorte de compagnon de route de la Nouvelle Vague que les déboires sentimentaux et les tentations suicidaires auront rendu trop fragile et donc d’autant plus précieux ? Certes un peu « romantisme morbide » en soi, la théorie a néanmoins quelque chose de pertinent. Parce qu’au fil de sa carrière, on sent surtout Eustache faire du cinéma non pas comme si sa vie en dépendait mais davantage comme si le temps – passé et présent – lui dictait la marche à suivre. Ainsi donc, le voir revenir honorer les traditions de son village natal de Pessac ou bâtir une fiction en s’inspirant de sa jeunesse à Narbonne dit bien à quel point la mémoire et la magie de l’instant n’ont jamais cessé de le travailler. La place occupée par "La Maman et la Putain" dans ce vivier créatif n’est donc pas n’importe laquelle. C’est la place du roi, le trône autobiographique de celui qui aura su ouvrir en grand son âme et montrer la voie à tous ses futurs successeurs – en particulier un certain Philippe Garrel dont le statut de suiveur plus ou moins fainéant éclate désormais au grand jour.
On sait désormais à quel point Eustache a mis énormément de lui-même dans le personnage joué par Jean-Pierre Léaud. Ce jeune dandy intellectuel qu’est Alexandre, compensant son statut de chômeur par un grand écart entre l’égocentrisme de façade et la verve moralisatrice 100% pur jus, ne fait pas qu’imposer à tous ses interlocuteurs des déclamations intensives sur tout un tas de sujets (la politique, la philosophie, le cinéma…). C’est aussi une évocation déguisée de l’authentique vie privée, en l’état on ne peut plus fracturée, d’Eustache au moment du tournage du film : ce dernier écrivit alors ce long scénario dans l’espoir de reconquérir la femme qu’il aimait (en l’occurrence l’actrice Françoise Lebrun qui joue ici Veronika, alias la « putain » du titre) et alla jusqu’à engager à la direction artistique son ancienne maîtresse, à savoir Catherine Garnier, qui est transposée dans le film sous le nom de Marie et les traits de Bernadette Lafont (elle est la « maman » du titre) et qu’une tragédie familiale poussera à se suicider quelques jours après la fin du tournage. Mais Alexandre, cet individu oisif, pour ne pas dire irritant de par sa logorrhée pédante (les anti-Léaud auront ici de très bonnes raisons de serrer les dents !), a surtout valeur d’épicentre thématique. Sans but véritable à force de passer son temps à pérorer dans des cafés ou à s’allonger sur des matelas à même le sol, le personnage se fait surtout le reflet direct d’une société qui fait table rase des valeurs révolutionnaires de Mai 68 et qui se complait désormais dans une inaction quasi suicidaire.
Les trois protagonistes de "La Maman et la Putain" n’obéissent ainsi qu’à trois fonctions : parler, boire, baiser. Trois fonctions que la réalisation d’Eustache, ici dépourvue de toute forme d’artifice cinématographique, enregistre en temps réel et surtout dans tout ce qu’elles peuvent avoir de cru. Ainsi donc, on déverse une authentique marée verbale au beau milieu d’un océan de pleurs et de rires, on picole à l’envi jusqu’à ce que l’ivresse nous fasse tutoyer le délire à l’état pur, et on fait en sorte de prononcer le verbe « baiser » aussi souvent et aussi naturellement que le juron « fuck » dans une fresque mafieuse de Martin Scorsese. C’est peu dire qu’Eustache vide ici son cœur comme on viderait son sac, jamais frileux à tutoyer l’obscénité au travers d’un langage particulièrement cru et châtié qui appelle un chat un chat dès qu’il s’agit de causer de sexe – on n’ira toutefois pas jusqu’à y voir une conséquence plus ou moins directe des fortes poussées féministes ou de la vague porno de l’époque. De même, le choix de la durée-fleuve se justifie par le simple fait que les protagonistes peinent ici toujours plus, d’une scène à l’autre, à ordonner leurs propres sentiments, au point de toucher du doigt ce « vide » à sens multiple qui étire le temps à la manière d’un trip sous opium. Poésie du désespoir, pourrait-on dire. Mais surtout vampirisation pure et simple d’une génération damnée qui, se sachant au bord du plus mortifère des gouffres, résiste de moins en moins à l’idée de vomir ses états d’âme les plus crus et les plus tragiques.
Sur ce point précis, au-delà du fait de sentir Alexandre réduire ses penchants verbeux jusqu’à finir quasi muet dans la dernière demi-heure (un choix stratégique parfaitement pensé), il est impossible d’oublier l’étourdissant monologue final de Veronika, laquelle crache enfin tout son désespoir au visage des deux autres sommets de ce triangle amoureux. Et ce qui lui succède ne fait qu’enfoncer le clou pour mieux parachever l’ensemble. « Prendre et pomper les gens, c’est tout ce que vous savez faire […] Vous salissez tout ce que vous touchez », aura lâché à un moment donné Marie à Alexandre. On prend bien le pouls d’une telle critique au regard de cette déchirante scène finale où une rupture sèche isole l’ancien être aimé dans un plan fixe insoutenable de solitude et où une demande en mariage se voit suivie par un vomissement brutal de la prétendante. Condamnation d’une vie conjugale vouée à l’échec pour tout le monde ? Sans doute que oui, mais surtout tableau édifiant d’une microsociété qui ne sait plus comment s’engager, intimement et politiquement, en faveur d’un futur qui ressemble de plus en plus à un mirage. En peignant la chute logique d’une génération sortie traumatisée de ce qui passa pendant longtemps pour un précis d’exaltation tant sentimentale qu’intellectuelle, "La Maman et la Putain" solde ainsi le compte des idéaux soixante-huitards en même temps qu’il apparaît mille fois plus lucide sur l’ambiguïté fatale des sentiments que les trois quarts de nos fictions auteuristes biberonnées aux aides du CNC.
D’aucuns auront beau juger ce chef-d’œuvre ténébreux comme l’incarnation d’un certain cinoche parisien aussi autocentré qu’imbu de lui-même, le torrent émotionnel, voire lyrique (si si), qui ne cesse ici de monter en exponentiel suffit en soi à balayer ce genre de faux procès. Tout le monde sort gagnant d’un tel film. Les acteurs en sortent grandis au point de n’avoir jamais atteint un tel pic d’incarnation, et c’est peu dire que l’exigence d’Eustache de leur faire apprendre les dialogues par cœur sert à merveille la démarche. La pureté des cadres et des légers mouvements de caméra impose une durée réelle qui ne ressemble pas à celle d’un film d’auteur lambda – le temps semble ici couler à sa manière parce que lui-même conditionné par l’oisiveté de ses têtes d’affiche. Et surtout, tout au long de ces 220 minutes – qui paraissent presque trop courtes tant elles sont surchargées – s’installe ainsi un extraordinaire ping-pong de contradictions : entre le prosaïque et le lyrique, entre le capital et l’anecdotique, entre le réalisme et la poésie, entre la légèreté et la pesanteur, entre la pudeur et l’impudeur. Des frontières qu’Eustache réussit à brouiller, voire à effacer, fort d’une audace qui fut la sienne et qu’il emporta avec lui dans sa tombe. On ressort de là épuisé, terrassé, bouleversé, au bord des larmes, face à ce qui s’impose plus que jamais comme un chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre.