L'ÉCHAPPÉE
Parvenir à parler du passé
Jacqueline subsiste discrètement dans une station balnéaire d’une île grecque. Partant parfaitement anglais, elle se fait passer pour une touriste, et tente de se tenir éloignée des autres migrants africains. Le soir, elle revient dans sa petite grotte, sur une plage, sortant de son sac brosse à dent, dentifrice et savon, ainsi qu’un peu de nourriture qu’elle a pu récupérer. Un jour, elle fait la connaissance d’une guide, Callie, qui lui permet gentiment d’intégrer la visite qu’elle donne pour un groupe de touristes anglophones…
"L’échappée" ne livrera pleinement la signification de son titre que dans ses dernières minutes. Pourtant, l’on comprend très vite quel est le statut du personnage principal, Jacqueline, dans cette ville de bord de mer où elle ère toute la journée. Les indications du pays concerné sont rares, presque invisibles comme elle, et ne seront pleinement dévoilées que lors d’un premier contact, tendu, avec des policiers locaux, dans une scène où ils auront un rôle volontairement ambigü. Car au final peu importe le pays du bord de Méditerranée où se déroule l’intrigue, il y a sans doute beaucoup de personnes, femmes ou hommes, migrants qui tentent de survivre sans moyens et en évitant une possible expulsion. En apparence sa vie, sous un soleil radieux, ne semble pas si désagréable. Et seuls des bribes de souvenirs, viennent troubler un quotidien miséreux mais, en surface, paisible.
C’est là toute l’habileté du long métrage d'Anthony Chen ("Ilo Ilo", "Wet Season", ou encore "Un hiver à Yanji", son film suivant), passé par le Festival de Sundance 2023 : parvenir à nous mettre initialement dans un état d’attente et de légère inquiétude (la présence insistante d’un homme noir qui veut s’occuper d’elle, les apparitions furtives des policiers...), avant que ses souvenirs, de plus en plus présents à l’image, ne viennent nous submerger, tout comme elle. Ainsi naît l’émotion autour d’un personnage subtilement interprété par Cynthia Erivo, empêtrée dans ses mensonges obligés, alors que ses sensations actuelles (paranoïa, peur irrationnelle, panique soudaine...) sont mises en parallèle avec la violence de souvenirs impossibles à raconter, dans un montage mêlant les deux époques de manière de plus en plus resserrée. Subtilement, c’est une amitié naissante entre ces deux femmes, la confiance réciproque prenant corps lors d’une scène de dîner sublime de simplicité, qui permettra au final l’expression de l’indicible.
Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur