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INTERVIEW

ANTI-SQUAT

Nicolas Silhol

réalisateur et scénariste

Si « Corporate » avait déjà fait l’effet d’un missile scud sur les cruels paradoxes du management en entreprise, « Anti-squat » monte encore d’un cran et élargit son champ d’action par une mise en scène très travaillée, dégageant quelque chose de l’ordre de l’évidence au vu de son sujet d’actualité. De quoi donner envie de s’entretenir avec son réalisateur Nicolas Silhol, désormais l’un des visages de ce qu’il est convenu d’appeler le thriller sociétal à la française.

Anti Squat Interview Rencontre Entretien Nicolas Silhol réalisateur et scénariste
© Diaphana Distribution

D’une certaine manière, ce nouveau film aurait pu s’appeler "Corporate" comme votre précédent film, dans le sens où vous évoquez encore l’idée d’un individu amené à certains sacrifices – notamment moraux – pour pouvoir garder sa place dans l’entreprise où il travaille. Est-ce que cet effet de prolongement était voulu dès le départ ?

Oui, il y avait clairement cette idée de creuser le sillon. Six ans plus tard, tout s’est tellement accéléré que c’est comme si on avait changé d’époque, et c’était ce que j’avais envie d’évoquer. Les bureaux que "Corporate" explorait autrefois au travers ses intrigues de couloir et du management par la terreur sont aujourd’hui vides. Le prolongement passe ainsi par la transformation du décor : avec le développement du télétravail, ces bureaux vont se vider de plus en plus, et il y a donc des millions de m² qui vont être abandonnés. En outre, comme dans "Corporate", je reprends à nouveau un personnage féminin d’une quarantaine d’années qui se trouve elle aussi dans une position intermédiaire entre le marteau et l’enclume, donc dans l’obligation de jouer un rôle. Mais en même temps, comme je ne souhaitais pas non plus me répéter, j’ai tenu à explorer d’autres enjeux. C’est davantage la question du logement que celle du travail à proprement parler qui est au cœur d’"Anti-squat". Je me suis aussi efforcé d’y mettre plus de fiction, notamment en me focalisant sur l’intime. Là où le personnage de "Corporate" [NDLR : joué par Céline Sallette] était vraiment prisonnier de son rôle, on est cette fois-ci plus dans l’intimité, notamment à travers la relation de l’héroïne avec son fils qui prend ici une place importante. Enfin, en matière de mise en scène, même si je suis dans la même configuration que "Corporate" (à savoir un budget réduit et des moyens limités), je me suis écarté de ce système de gros plans sur les visages, que j’avais autrefois utilisé pour la simple et bonne raison que je n’avais pas les moyens de remplir les bureaux en figuration ou en mobilier ! Cette fois-ci, je voulais davantage explorer l’espace, opter pour des plans plus larges et plus inscrits dans la durée, histoire d’aboutir à un film qui serait moins naturaliste que ne l’était "Corporate".

Ce qui saute aussi aux yeux, c’est que vous utilisez une caméra qui est majoritairement en mouvement et que les décors, ici proches d’un « vide » qu’il s’agit de remplir, ont une fonction symbolique très forte, via des personnages dont la situation s’éclaire au contact de ces mêmes décors…

Un enjeu très fort, en effet. Avec le chef opérateur et le chef décorateur, j’ai tenu à travailler le plus possible sur ces espaces abandonnés, évoquant en soi des espèces de ruines modernes où la nature aurait fini par reprendre ses droits. Durant mes recherches, j’ai découvert cette pratique appelée « urbex », qui consiste à explorer des lieux urbains à l’abandon. En inscrivant les personnages dans cet environnement vide, cela provoque une sensation d’abandon, de vertige, de perte de repères, et de ce fait, l’immeuble est très vite devenu un personnage à part entière. A partir du moment où Inès y pénètre, elle rentre dans un lieu qui se veut un peu… mental. Le choix du lieu déserté nous a aussi amené à travailler la bande-son : l’ingénieur du son s’est ainsi amusé à faire plein de prises de son que l’on a ensuite traitées et amplifiées, ce qui a conféré un sentiment d’« inquiétante étrangeté » à ce lieu, un peu comme si une menace avait l’air de planer sans que l’on ne sache d’où elle va frapper. Tout cela a contribué à styliser davantage le film.

Le film titille aussi le registre dystopique, ce qui est d’autant plus étonnant que la loi relative à la politique de la « protection par l’occupation » est désormais devenue une réalité… L’entreprise que vous montrez a-t-elle été inventée de toutes pièces ou se base-t-elle sur un exemple concret ?

Ces entreprises existent pour de vrai, à ceci près qu’elles ne sont pas encore très développées. Cela existe depuis bien longtemps aux Pays-Bas et en Angleterre, et c’est arrivé en France à partir de 2008, lorsque Christine Boutin était ministre du logement. Ça a été inscrit dans la loi Elan de 2018 (celle du premier quinquennat de Macron) mais à titre expérimental, et c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé l’écriture du scénario. Aujourd’hui, nous sommes désormais cinq ans plus tard, et la loi anti-squat vient tout juste d’être débattue et votée à l’Assemblée Nationale [NDLR : en juin dernier]. C’est une loi qui se veut certes plus large sur la répression du squat mais dans laquelle figure ce dispositif désormais pérennisé de la « protection par l’occupation ». Et le plus problématique, aujourd’hui mis en évidence par diverses fondations et associations, c’est qu’il n’y a pas eu d’évaluation permettant de consolider les règlements, de garantir les droits des résidents. Tout se fait de manière approximative, et ce sont ces dérives-là – dont aucune n’est inventée ! – que j’ai voulu pointer dans mon film. Je pense d’ailleurs que ce côté « anticipation » que vous avez pu ressentir vient du fait qu’au moment où je me suis lancé dans l’écriture du film, j’étais alors dans une approche avant tout expérimentale. J’ai beaucoup écrit pendant le confinement, c’est-à-dire à un moment où l’on s’interrogeait beaucoup sur le monde d’après, sur ce que pourrait être le monde de demain. J’ai donc attrapé cette vision-là : le futur va-t-il consister à voir des travailleurs précaires qui exploitent d’autres travailleurs précaires dans des zones de bureaux à l’abandon ? Cela m’inspirait quelque chose d’assez proche de la dystopie, en effet. Sauf qu’aujourd’hui, c’est inscrit dans la loi et c’est appelé à se développer. Ce monde de demain est déjà le nôtre.

C’est l’« überisation » du logement, en somme…

Oui… En même temps, au départ, l’idée est plutôt intéressante : vu qu’il y a des millions de m² vacants et que des millions de personnes ont du mal à se loger, pourquoi ne pas les mettre en relation, en plus pour pas cher ? Ce n’est pas une mauvaise chose en soi. Le point critique, c’est le cadre dans lequel tout ceci s’effectue, sans parler des garde-fous qu’il faut mettre en place pour garantir les droits des résidents, et là-dessus, pour l’instant, c’est plutôt mal parti… Je pense qu’aux Pays-Bas et en Angleterre, les règles doivent être globalement les mêmes qu’en France, mais je pars du principe qu’elles peuvent évoluer. Par exemple, une journaliste de Radio France a fait un reportage au mois de juin sur ce dispositif-là, en recueillant des témoignages de résidents et d’un directeur de l’une de ces sociétés. Elle a interpellé ce dernier à propos d’une clause de contrat selon laquelle les résidents n’ont pas le droit de s’exprimer dans les médias, et le directeur, très embarrassé, reconnaissait que ce n’était pas très pertinent et que ça allait être supprimé. On sent donc qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’improvisation : les lois, les règles, les droits des locataires, tout cela met du temps pour se consolider, ce sont des choses qui s’acquièrent d’une année sur l’autre. C’est seulement après que ça se détricote plus rapidement pour qu’il n’en reste plus rien au final. C’est aussi de cela dont j’avais envie de parler.

Vous montrez aussi la jeune génération à travers le personnage du fils et notamment sa pratique du rap. On y voit une génération activiste, tournée vers l’avenir comme le montre l’ultime scène du film, mais qui absorbe ce qu’elle voit et qui exprime sa colère profonde au travers de ce courant musical…

Oui, c’est ce qui représente la partie plus fictionnelle et intime du récit… Une fois parti sur cette thématique du logement, je voulais filmer une femme qui se retrouve dans une situation de plus en plus périlleuse, avec des choix de plus en plus durs à faire, sous les yeux de son fils. Cela m’importait beaucoup car j’ai moi-même des enfants adolescents, et le fait d’être passés par le confinement a été une épreuve pour eux comme pour beaucoup de jeunes. Je vois bien qu’ils grandissent dans un monde avec des repères de moins en moins stables. Je les vois de plus en plus inquiets, révoltés, en colère. Je voulais raconter ce rapport de génération au vu de l’urgence qu’il y a actuellement de faire évoluer les choses. Le texte du rap, c’est d’ailleurs mon fils qui l’a écrit pendant le confinement, comme un exutoire : il écrivait et chantait dans sa chambre, et on a ensuite fait évoluer les textes pour que ça rejoigne le parcours du fils dans le film, qui se met en effet à observer le monde et à s’ouvrir aux autres. Cette jeune génération me semble plus radicale et active que nous ne l’étions à leur âge, et donc plus apte à nous interpeller, notamment sur cette responsabilité qui est la nôtre. Le tandem mère/fille que j’ai voulu filmer est décrit comme une « bonne équipe », comme deux êtres qui ont grandi ensemble, et c’est comme si le système actuel se mettait tout à coup entre eux au point de menacer cette cohésion. Là-dessus, j’ai des références qui m’ont marqué enfant, comme "Le Voleur de bicyclette", avec ce gamin qui accompagne son père dans un Rome en ruines pour retrouver son vélo, et qui, à la fin, est acculé à en voler un – j’ai été marqué à vie par le regard du fils à ce moment-là. Je pense que l’enjeu sociétal et l’émotion qui s’y rattache favorisent en tous points l’identification au personnage d’Inès : c’est pour son fils qu’elle se bat, qu’elle fait des choix douloureux ou discutables.

Qu’est-ce qui a motivé le choix de Louise Bourgoin pour jouer ce personnage ?

J’ai pensé à elle très tôt. Je l’avais repérée dans pas mal de comédies où elle m’avait fait rire, mais aussi dans des rôles plus dramatiques. Ce qui m’impressionne chez elle, c’est que c’est une actrice à la fois très intense et très mystérieuse, avec une économie de jeu très forte. Il y a des actrices qui sont très expressives et qu’on aime pour ça, mais Louise est très en contrôle, toujours dans l’intériorisation. Cela correspondait bien au personnage que j’avais inventé et qu’on a donc conçu ensemble : Inès est quelqu’un qui est appelé à jouer un rôle de resident-manager, qui doit donc contrôler toutes ses émotions, y compris à l’intérieur de situations de plus en plus tendues. Je voulais un personnage de femme forte avec un tempérament de combattante. Elle peut aussi se montrer dure dans certaines situations tout en se montrant plus vivante et complice avec son fils. Il fallait vraiment du courage et de l’audace à Louise pour s’emparer d’un personnage aussi peu commode, et je suis très fier de son travail et de son investissement.

Le reste du casting est constitué d’acteurs inconnus ou peu connus. Là aussi, était-ce un choix ?

Complètement. J’aime bien découvrir des gens à l’écran. D’ailleurs, j’avoue que je ne comprends pas pourquoi on voit toujours les mêmes comédiens ! Il y a tellement d’autres acteurs et actrices… En outre, je crois toujours plus aux personnages dès lors que je les découvre dans leur rôle. Le métier d’acteur est un métier qui connait bien la précarité, ce qui fait que j’avais à cœur de trouver des acteurs qui soient d’entrée proches de leur personnage. Avec la directrice de casting, on a déniché des gens en provenance d’horizons très différents : j’avais déjà croisé deux d’entre eux à l’école de Kourtrajmé où j’interviens de temps en temps, certains viennent du théâtre, d’autres ont des parcours de vie assez rocambolesques… Au fond, l’idée rejoint celle du film, à savoir de réunir des gens qui viennent d’ici et d’ailleurs.

Du début à la fin, vous filmez aussi un duel de mots qui n’ont pas le même impact : d’un côté, on a un activisme verbalement affûté, et de l’autre, on a un langage administratif d’une incroyable froideur. A ce titre, la phrase « Il y a plein de moyens pour faire partir des gens » est de loin la plus glaçante du film…

On a beaucoup travaillé les dialogues pour que cette idée d’un combat, déjà à l’œuvre dans "Corporate", s’inscrive davantage dans la novlangue managériale, quitte à aller un cran plus loin dans le cynisme. Après, le plus important consistant à éviter le manichéisme et la caricature. Par exemple, le personnage joué par Antoine Gouy est au fond assez précaire avec sa boîte, et comme il a des comptes à rendre à ses supérieurs, il se débat au cœur d’un système où il fait tout ce qu’il peut pour s’en sortir. La lecture du « grand méchant » était peut-être déjà un peu plus incarnée par le personnage joué par Lambert Wilson dans "Corporate", mais je ne voulais pas que ce soit le cas dans "Anti-squat".

Vous êtes vous-mêmes scénariste sur d’autres films. Le fait de travailler ici avec une coscénariste reflète-t-il le désir d’avoir un regard extérieur sur votre propre travail ?

Ma coscénariste Fanny Burdino m’a accompagné tout au long de l’écriture : je lui ai soumis le sujet, on l’a exploré ensemble, on a construit les personnages ensemble, et on a énormément discuté pour aboutir à une écriture très suivie jusqu’à la fin. C’est lorsqu’on se rapproche de la phase de préparation du tournage que son rôle tend à s’effacer, car c’est durant cette dernière étape que je remanie un peu le script en fonction des acteurs sélectionnés et des contraintes de tournage.

Est-ce que l’envie de s’écarter des sujets purement sociétaux vous titille ?

On ne vient pas me chercher pour écrire une comédie – ce que je serais d’ailleurs bien en peine de faire. Mais je n’ai pas envie d’être réducteur sur mon approche des projets. Que ce soit "Les Eblouis" ou même "Sentinelle Sud" (sur lesquels j’ai travaillé en tant que scénariste), ça reste avant tout du « genre » en soi. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est d’aborder des sujets, de raconter quelque chose de fort, et j’essaie de défendre ce choix sans avoir l’air didactique et malgré les difficultés financières que je peux rencontrer pour monter mes projets. Sur "Corporate", j’ai eu des financements qui m’ont été donnés puis retirés à cause du sujet. Sur "Anti-squat", ça n’a pas été le cas mais le financement a été là encore assez difficile. Au fond, je me demande si cela ne vient pas juste du fait que les sujets de société ne sont peut-être pas très attractifs pour les financiers. Il faut donc se battre, il faut trouver les bons partenaires, et jusqu’à présent, j’estime avoir réussi à tourner à chaque fois dans des conditions sérieuses.

Et pour votre prochain film, avez-vous déjà l’idée d’une sorte de « troisième opus » qui ferait lui aussi office de prolongement des deux premiers ?

Non, je ne vais pas faire le coup du triptyque ou de la trilogie ! (rires) A vrai dire, j’ai d’autres envies, notamment celle de me frotter cette fois-ci à un personnage masculin. Je pense qu’il y aura toujours un engagement fort au sein de mes scénarios, mais j’ai envie d’aller vers davantage de fiction.

Entretien effectué le jeudi 31 août au cinéma Comoedia de Lyon, Merci à Hervé Laurent de Radio-Pluriel et à Philippe Hugot de Baz’art, dont la plupart des questions ont été reprises ici.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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