Festival Que du feu 2024 encart

LIMBO

Un film de Soi Cheang

Le labyrinthe ultime

Un tueur en série s’attaque à un certain type de jeunes femmes dans un Hong Kong aux allures de purgatoire urbain crasseux, envahi de détritus et zébré par des pluies diluviennes. Un jeune policier se retrouve contraint de faire équipe avec un vétéran désabusé pour traquer le meurtrier. C’est le début d’une hallucinante descente aux enfers…

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Le choc était annoncé depuis si longtemps. Il a bel et bien eu lieu. Cet été, quand bien même une armada de spectacles rassurants et hollywoodiens – à l’image de l’autre avec un visuel rose bonbon qui donne déjà l’impression d’avoir sniffé tout le pot de colle Cléopâtre – ne manqueront pas de monopoliser toute l’attention des médias, il semble inévitable que les quelques esprits qui oseront s’aventurer dans les limbes hongkongaises de Soi Cheang garderont pendant très longtemps la marque de la baffe. Dans cet océan à la surface plate que constituent ces derniers temps les sorties salles, "Limbo" n’a pas valeur de vague mais de tsunami. Né d’une pluie si diluvienne et constante que seul un torrent irréversible pouvait en découler, violent, dévastateur, ultime. Que cet Everest de nihilisme ultra-sauvage dans un Hong Kong crasseux et dédaléen ait enfin réussi à trouver le chemin des salles après quatre années de purgatoire (on a longtemps annoncé un blocage de la copie noir et blanc par les autorités chinoises) sonne comme un miracle, un vrai de vrai.

Connaître déjà à l’avance le style du cinéaste Soi Cheang et être conscient du fait qu’il tend quasi systématiquement à charger la mule du nihilisme, on l’avoue, ça aide un peu à encaisser le choc. Les néophytes, en revanche, ne manqueront pas d’en sortir complètement sonnés avant de courir chez maman et de prendre une position fœtale en lui demandant pourquoi elle les a mis au monde. Cela dit, quand bien même le très hardcore "Dog Bite Dog" (lequel faisait presque passer "Danny the Dog" pour un épisode de Maya l’Abeille !) nous avait laissé de très grosses cicatrices, on ne se sent pas pour autant les pieds dans nos pantoufles face à "Limbo". La météo et le décor pèsent déjà très lourd en la matière pour dessiner le piège sensoriel qui va nous ensevelir sous la puissance de sa vision. Ici, la pluie tombe non-stop, la merde et la putréfaction en viennent à recouvrir toute la surface du bitume, les immeubles sont si omniprésents et imposants qu’ils finissent par cacher le ciel, le jour et la nuit se confondent jusqu’à casser la notion du temps. Le scénario fait le reste pour noircir durablement le tableau : ni plus ni moins qu’un terrifiant jeu du chat et de la souris entre un serial-killer insaisissable et un flic désabusé, contraint de faire équipe avec un nouveau venu et surtout la punkette responsable du coma éternel de sa femme. Bonne ambiance. Et vous n’avez encore rien vu.

Fort d’une facture graphique largement plus bluffante et dont la noirceur se fait hypnotique par le biais d’une beauté visuelle renversante, ce polar apocalyptique se réincarne en une monstrueuse descente aux enfers, au cœur d’une mégalopole-dépotoir en mode "Seven" ou "Blade Runner" qui réduit à l’état d’insectes grouillants les dernières traces de l’humanité. Le rythme effréné de la narration et l’énergie inouïe du filmage font ici l’effet d’un coup de boule permanent qui vrille les orbites et tire extrêmement fort sur les terminaisons nerveuses, ne laissant aucun espoir transparaître tout au long d’un déluge d’ultra-violence qui, paradoxalement, touche au cœur par un désespoir digne du cinéma de Sam Peckinpah et par une quête de rédemption vite transformée en un chemin de croix inimaginable – on restera totalement muet sur les détails du crescendo.

C’est que Cheang vise l’hallucination sensitive, la dérive sans repères dans un espace sans règle ni loi, la coupure sèche et nette du moindre zeste de sens moral et de connexion avec le réel. À l’image des protagonistes, on court ici sans connaître son chemin ni reprendre son souffle, on exorcise sa rage par pur réflexe pulsionnel, on quitte un enfer pour basculer dans un autre encore pire à chaque nouvelle scène. Plus noir que votre café le plus serré, plus noir que vos idées les plus inavouables, plus noir que tout ce que vous ayez pu voir sur un écran de cinéma. Notons aussi que, pour ce qui est des âmes les plus fragiles, c’est précisément à elles que revient ici le soin d’en baver des ronds de chapeau le plus possible, à l’image de cette jeune punkette toujours plus souillée et meurtrie (jouée par l’hallucinante Yase Liu) dont on a souvent l’impression que Cheang en fait le cobaye métatextuel de son propre geste de cinéaste, lui intimant d’amplifier son potentiel de résistance et de ne jamais lâcher prise tout au long du monstrueux calvaire qu’il lui fait subir.

Mentionner le mot « résistance » est d’ailleurs ce qui invite à ne surtout pas lire "Limbo" comme un déluge de complaisance extrémiste et encore moins comme une machine à salir tout ce qui peut l’être. Tout relève ici de l’exorcisme pur et simple. D’abord pour un cinéaste que l’on sent clairement titillé par l’envie d’interroger sa propre fibre nihiliste à mesure qu’il l’amplifie – un parti pris déjà perceptible au travers du final polémique de "Dog Bite Dog" dont il avait lui-même a posteriori remis en question l’utilité narrative lors d’une interview. Ensuite pour une industrie hongkongaise de plus en plus absorbée par la Chine continentale, et qui, en guise d’acte de résistance, se voit contrainte de pousser les potards de la radicalité dans ses propres films afin de faire résonner sa colère face aux impératifs conformistes et castrateurs du régime. À la fois styliste de l’extrême et peintre d’une noirceur d’âme qui imprègne chaque plan, Soi Cheang aura donc lâché les chiens pour épuiser son audience et son propre cinéma. Tout, d’un Scope épuisant de richesse graphique au score envoûtant de Kenji Kawai en passant par l’abandon total des acteurs, apparaît ici comme monumental, tant dans sa radicalité que dans son absence de compromis. Vous n’oublierez jamais ce film.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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