THE FABELMANS
La belle histoire de Tonton Spielberg
Le jeune Sammy Fabelman grandit dans une famille juive de l’Arizona, en pleine époque post-Seconde Guerre mondiale. Le soir où il assiste pour la première fois à la projection d’un film à grand spectacle dans une salle de cinéma, c’est le déclic : il sera cinéaste. Ayant acquis une petite caméra, il se met à réaliser lui-même des petits films pour son plaisir et celui de sa famille, jusqu’au jour où la découverte d’un lourd secret de famille le pousse à se réfugier exclusivement dans le cinéma, conscient d’y trouver le moyen de voir et d’accepter la vérité…
On annonçait le coming-of-age d’un Steven Spielberg qui quitterait enfin le domaine de la fiction pour ouvrir grand les portes de sa propre enfance dans les années 50-60. C’est chose faite. Et ce projet, que le cinéaste portait en lui depuis une bonne vingtaine d’années, confirme en tout cas quelque chose de plus en plus fréquent chez Spielberg, à savoir une résurgence d’une sorte de retour aux sources du 7ème Art, surtout après son "Pentagon Papers" empreint de l’esprit du thriller parano 70’s, son très cinéphile "Ready Player One" et son étourdissant remake de "West Side Story". Faut-il donc voir dans ce film clairement autobiographique le point de non-retour pour un cinéaste qui, après avoir trop souvent repoussé les frontières du possible, se saurait de plus en plus atteint par la nostalgie, qui plus est avec déjà presque huit décennies de vie au compteur ? On laissera aux exégètes de Spielberg le soin de se faire leur propre opinion là-dessus – nul doute que son film suivant apportera sans doute un nouvel éclairage. En attendant, "The Fabelmans" crée relativement la surprise par une modestie pour le coup assez inhabituelle de la part de celui dont la mise en scène, y compris dans des scènes centrées sur des dialogues ou des observations simples, a toujours su déployer une virtuosité peu commune.
De par la dimension profondément intime et personnelle de cette histoire (à travers laquelle les plus grands connaisseurs de la vie du bonhomme reconnaîtront sans peine des étapes déterminantes de sa carrière de cinéaste), Spielberg a volontairement placé sa mise en scène en retrait, conscient de devoir peaufiner à merveille toute la dimension intime du récit pour que l’émotion puisse affleurer sans effort de la part de la caméra et des cadres. Si virtuosité il y a, elle est à repérer sur le plan narratif, plus précisément dans la façon qu’a Spielberg d’encapsuler son point de vue sur un 7ème Art dont il vante aussi bien la dimension récréative, la portée thérapeutique, la capacité à percer des vérités inavouables et la facilité à (ré)activer la communication entre les êtres. Le film tout entier tient ainsi sur cette quadruple nature, cherchant moins à recourir au pouvoir du cinéma pour transcender une scène du quotidien qu’à l’exploiter en tant qu’outil narratif pour asseoir ce pouvoir qui lui est propre. Il y aurait tant de scènes à citer comme exemples, mais une seule pourrait suffire : quand un enfant prend conscience de la relation adultère qu’entretiennent sa mère et son oncle, sa caméra sert d’abord à enregistrer la preuve de l’événement et ensuite à laisser l’image dire ce que les mots ne peuvent suffire à exprimer (le fils organise une projection à sa mère pour lui montrer le film en question – une libération intérieure pour lui, une douleur extérieure pour elle).
Moins film sur le cinéma que méta-film qui explore ce que le cinéma peut offrir et installer (le pire comme le meilleur) au sein des relations humaines, "The Fabelmans" sert ainsi de relais à tout ce qui a motivé Spielberg durant toute sa carrière : puiser dans la maîtrise toujours plus absolue de notre art préféré le moyen de transcender non pas notre monde mais le regard à poser sur lui. Et les diverses étapes de ce jeune garçon passé de la théorie à la pratique n’en deviennent que plus évocatrices dès lors que sa caméra s’installe dans les enjeux du scénario. Certains sont évidemment connus de la part de ceux qui se sont un tant soit peu intéressés aux débuts de Spielberg, en particulier sa rencontre de quelques minutes avec un immense cinéaste américain (ici joué par un autre immense cinéaste américain vivant !). D’autres le sont moins parce que sans doute trop personnels, mais touchent tout de même à du vécu universel (la perte d’un proche, le divorce familial, l’arrivée au lycée, la découverte de la sexualité, la difficulté à trouver sa place dans la société…) que le teen-movie a déjà pu explorer par le passé et qui saura parler à tout un chacun. C’est là toute la différence avec un grand nombres de cinéastes obsédés par l’autofiction, mais qui, par faute de n’avoir pas su extraire de leur propre existence ce qui serait intéressant pour autrui, se révèlent incapables de parler à qui que ce soit.
Ajoutons à cela une écriture bétonnée de A à Z, ne cessant de croquer des caractères avec le petit détail qui tue (mention spéciale au grand oncle zarbi et à la girlfriend ultra-bigote !) pour ensuite en dévoiler toute la fragilité et l’humanité intrinsèques. À ce titre, on n’est pas près d’oublier cette scène extraordinaire – clairement la meilleure du film ! – où une énième confrontation avec le grand caïd du lycée remet totalement à plat le ressort caricatural que l’on pensait avoir perçu jusque-là et invite la nuance la plus pure pour aboutir à une équation émotionnelle de tout premier ordre. Joie et amertume jouent donc ici une danse des plus subtiles tout au long d’un récit où la noirceur du monde se veut le corollaire de la candeur de celui qui s’y confronte. Et la force du cinéma, créatrice autant que destructrice, traduit plus que jamais la lucidité de Spielberg vis-à-vis de l’art qui a conditionné son existence et son regard nuancé sur le monde. Au vu de tout cela, comment expliquer du coup que la décharge émotionnelle tant espérée ne soit pas au rendez-vous ? Sans doute en raison de la retenue que l’on évoquait plus haut, de cette simplicité qui rend certaines scènes bouleversantes quand d’autres se contentent d’être utiles à la narration, voire même de cette propension à ne jamais laisser la caméra opérer le geste méta qui viendrait transcender la théorie et la mise en pratique. Pas le film « ultime » de Spielberg (dans tous les sens du terme), donc, mais un opus totalement abouti dans sa modestie, fort d’une justesse constante et d’une virtuosité narrative qui font toute la différence. Voir ainsi Spielberg qui retourne aux sources de son art, c’est un peu comme voir un vieux sage faire exercice de la forme juvénile qui ne l’a jamais quitté et qui, au fond, n’a pas d’âge. C’est simple. Et c’est très beau.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur