INTERVIEW
LA NUIT DU 12
Dominik Moll et Bastien Bouillon
Réalisateur-scénariste, acteurAvant de commencer, face aux journalistes, Dominik Moll lance avec malice : « C’est comme à la PJ, y a que des mecs, là ! » C’est dans cette ambiance amusée que débute la rencontre avec le réalisateur-scénariste de « La Nuit du 12 » et avec son acteur principal, Bastien Bouillon.
Comment avez-vous découvert "18.3", l’ouvrage de Pauline Guéna dont s’inspire le scénario ?
Dominik Moll : « Je reçois la newsletter de Gallimard, et ils présentaient le bouquin avec le texte qui introduit l’enquête dont on parle. Cette idée d’enquêteur hanté par un crime, même si ça n’a rien de révolutionnaire, ça m’intriguait, d’autant plus que Pauline Guéna avait fait un an d’immersion à la PJ de Versailles. J’étais curieux de découvrir ce monde décrit de l’intérieur, et pas juste dans un roman policier où on a un peu tendance à broder sur la mythologie du flic. Le livre est très riche et même si ce n’est pas de la fiction, Pauline Guéna rend tout cela très fictionnel. Quand je suis tombé sur Yohan, qui est happé par cette enquête, j’avais envie de voir ça incarné. D’autant plus que c’était une affaire non résolue, alors que dans les codes du polar, on commence par un crime et on finit par retrouver le meurtrier. Je trouvais ça intéressant de voir ce que ça provoque chez les enquêteurs de passer autant de temps sur une enquête qui n’aboutit pas. Mon complice Gilles Marchand [ndlr : le coscénariste] a très vite senti qu’un des fils rouges de l’histoire allait être ce qui cloche entre les hommes et les femmes, notamment, dans ce milieu très masculin ; comment les hommes réagissent face à cette violence-là. Tout cela en restant dans une enquête qui entraîne le spectateur : même s’il sait, dès le début, qu’il ne va pas y avoir de résolution, qu’il puisse s’identifier aux enquêteurs. »
Bastien Bouillon : « Mettre ce carton au début, c’est une manière d’être, nous tous – spectateurs, réalisateur, acteurs - à la même "valeur". Et le film évite l’écueil putassier de dire qu’on va nous donner le suspect et qu’on ne nous le donne pas à la fin ! »
Dominik Moll : « Oui, c’est une façon d’être honnête avec le spectateur. En même temps, le pari c’était que ça ne devienne pas mou. »
Avez-vous changé beaucoup de choses par rapport à l’histoire d’origine ?
Dominik Moll : « On s’est nourri du livre, sur plein de détails, même l’imprimante qui déconne. Il y a la galerie des suspects, l’ellipse des 3 ans… Il y avait plein de choses qui étaient vraiment très fictionnelles dans le livre : la décision de mettre le véhicule d’observation sur le lieu du crime, la caméra cachée dans le cimetière… »
En revanche, l’histoire vraie se déroule en Île-de-France : pourquoi ce déplacement du récit à Grenoble ?
Dominik Moll : « D’une part je voulais l’éloigner du lieu réel car il n’y avait pas de volonté de reconstituer, je voulais faire de la fiction. D’autre part j’avais envie de le situer à Grenoble et à Saint-Jean-de-Maurienne à cause de la présence de la montagne. J’avais envie depuis longtemps de tourner à Grenoble parce que j’aime bien cette présence de montagne qui entoure la ville. Et Saint-Jean-de-Maurienne, c’est une ville pleine de contrastes : il y a une grosse usine d’aluminium, les stations de ski au-dessus, les barres d’immeubles, des lotissements, des maisons plus cossues… Je n’aurais pas choisi une jolie ville de montagne pittoresque. Et la montagne a quelque chose de beau et de majestueux mais ça peut aussi avoir un côté oppressant et menaçant, qui enferme, qui bouche l’horizon. Pour moi, cela correspondait bien à la situation des enquêteurs. C’est un peu comme le vélodrome : il tourne en rond, il n’arrive pas à s’en échapper. Et en même temps, la montagne est aussi la promesse d’un ailleurs, on peut s’échapper si on va vers les sommets. »
Justement, qu’apporte ce choix du vélo ?
Bastien Bouillon : « Ça marchait bien avec cette enquête qui tourne dans sa tête, son obsession, au-delà du fait que c’est un exutoire physique : Yohan est très concentré et il a besoin de repères clairs. Et puis c’est esthétique, c’est un beau décor. »
Dominik Moll : « Oui, ça a quelque chose de presque irréel, et c’est aussi pour ça qu’on a choisi que ce soit de nuit, avec lui tout seul. Ce qui est intéressant aussi avec le vélo sur piste, c’est que les vélos n’ont pas de frein, que c’est à pignon fixe et qu’il faut se lancer. »
Bastien Bouillon : « Le vélo, ça donne aussi une ligne directrice. Je fais énormément de vélo dans ma vie quotidienne, mais je n’avais jamais fait de pignon fixe. La seule chose à laquelle on pense quand on pédale, c’est juste rester debout et ne pas tomber ! J’essayais d’avoir la posture la plus juste, de ne pas paraître maladroit. »
Dominik Moll : « Mais tu me disais qu’il y avait quelque chose d’exaltant. »
Bastien Bouillon : « Oui, j’arrive à prendre beaucoup de plaisir dans l’effort physique, notamment pour maîtriser l’engin, mais aussi aller de plus en plus vite, répondre au coach, qu’il soit content de moi, comme un comédien avec son metteur en scène ! Monter un col est moins dur physiquement que la piste, il y a moins de vitesse. »
Comment avez-vous préparé le rôle de Yohan ?
Bastien Bouillon : « Dominik a fait une immersion d’une semaine à la PJ de Grenoble et on pouvait le consulter autant qu’on voulait quand on avait des questionnements, mais je me suis surtout attelé à la partition, les lignes du scénario étaient assez claires. Je n’ai pas lu le livre. Il y avait plus d’informations dans le scénario original que ce qui apparaît dans le film : on apprenait que Yohan était quelqu’un de bagarreur quand il était plus jeune, qu’il s’était mis au vélo et que ça l’avait énormément cadré… Et il n’y a pas vraiment de geste technique de la police, pas de maniement des armes. La seule arrestation du film, avec une clé de bras, ce sont deux vrais policiers qui la font. »
Comme votre personnage, êtes-vous intrigué par ce genre de crime non résolu ?
Bastien Bouillon : « La fois où je me suis le plus posé de questions, c’est en arrivant à Saint-Jean-de-Maurienne : je ne sais pas si c’était le fait d’être en train de me préparer à incarner un policier, mais quand je croisais des gens dans cette ville un peu sombre et désertique quand il fait nuit, tout d’un coup je me mettais à me dire que le décor était bien choisi et que ce genre de chose existe ! Après, je n’ai absolument pas été hanté dans ma vie personnelle par cette histoire. Le seul élément du personnage qui correspondait à moi, c’était sa concentration. »
Comment s’est construite l’expressivité faciale et corporelle de Yohan, qui a une froideur apparente, qui contient ses émotions, qui a une vie presque monacale ?
Bastien Bouillon : « Yohan a une partition concentrée, droite, il y a quelque chose dans la parole d’assez monolithique. Il a évidemment des accès, par exemple dans la voiture avec Marceau, ou quand il frappe le coffre. Mais c’est plus le regard qui traduisait tous ses mouvements intérieurs, contrairement à la parole qui reste retenue. »
Dominik Moll : « Beaucoup de choses passent par l’intensité du regard. C’est quelqu’un qui retient ses émotions, contrairement au personnage de Bouli Lanners qui n’a pas peur de les exprimer. On sent dans le regard, ou dans les micro mouvements de son visage et de son corps, que ça travaille à l’intérieur, qu’il y a aussi de la vie et de l’émotion. Avec Gilles, on avait évoqué le personnage du "Samouraï" de Melville puis je l’ai revu et je me suis dit que ce n’était pas ça du tout : Delon a un masque, on a l’impression qu’il y a zéro émotion à l’intérieur. Et je n’avais pas envie de ça pour Yohan, je voulais qu’il y ait beaucoup d’émotions mais qui affleurent. »
Avez-vous développé la psychologie du personnage en discutant entre vous ?
Bastien Bouillon : « Avec Dominik, on s’est donné des mots-clés. Et je pense que s’il m’a choisi pour cette partition, c’est qu’il savait ce que je pouvais ramener. A partir du moment où Dominik vous choisit, il vous fait confiance. C’est très salvateur pour un comédien d’avoir un metteur en scène qui vous fait confiance ! Et dans l’écriture, il n’y a aucun personnage sans âme, personne n’est là que pour donner la réplique. »
Dominik Moll : « L’essentiel est dans le scénario, qui n’est pas un but en soi mais un outil de travail. Pour moi, 80% – voire plus – de la direction d’acteur, c’est au moment du choix du casting. Après, c’est de l’ajustement. »
Au niveau du casting, il y a beaucoup de visages peu connus, comment s’est fait le choix des interprètes ?
Dominik Moll : « Au moment de l’écriture, j’essaie de faire exister les personnages le plus possible sans imaginer un acteur les incarner. Je savais que je ne voulais pas de "tête d’affiche". Même Bouli Lanners n’est pas forcément connu du grand public, et Anouk Grinberg, ça faisait longtemps qu’on ne l’avait pas vue. Et avec ces enquêteurs, la dynamique de groupe est très importante, c’est une sorte de deuxième famille. Il fallait que ce groupe existe et fonctionne, donc je voulais plutôt aller vers des comédiens moins identifiés et il y en a plein que je ne connaissais pas du tout. Jules Porier, je l’avais repéré dans "Madre". Pendant le casting, il faut à la fois trouver le bon comédien pour chaque rôle et un équilibre pour que ça fonctionne. »
Parlez-nous de vos choix de mise en scène, entre réalisme et stylisation.
Dominik Moll : « C’est un peu mon style, j’essaie d’aller vers quelque chose d’assez précis et concis, et j’aime bien de temps en temps décaler les choses pour ne pas être dans du naturalisme pur, pour tirer vers quelque chose de plus mental. Gilles Marchand aime aussi ça. Mais il ne faut pas que ça devienne trop théorique ou juste esthétisant. »
D’où vient ce traitement de la question de l’amour, et celle des relations entre hommes et femmes ?
Dominik Moll : « C’est présent dans le livre, il y a un taux de divorce assez élevé dans la police… Chez les suspects, c’était aussi présent, comme une sorte de désinvolture par rapport à la relation qu’ils pouvaient avoir avec une femme, d’autres qui ne se rendent pas vraiment compte de la gravité du crime. Le jeune qui est pris d’un fou rire [ndlr : incarné par Jules Porier], ce n’est pas dans le livre, c’est quelque chose qu’on a trouvé pendant les répétitions. »
Malgré la quasi absence des personnages féminins, peut-on dire que votre film est féministe ?
Dominik Moll : « S’il y a des féministes qui disent que c’est un film féministe, je dis "OK", mais je ne le revendique pas et ça me paraîtrait présomptueux. Je dirais plutôt que c’est un film écrit par deux mecs qui sont à l’écoute du féminisme et un film qui questionne la masculinité plutôt qu’un film militant qui revendique le féminisme. Mais dans le livre, ce genre de choses est présent car c’est quand même le regard d’une femme sur un monde d’hommes. »
Outre le regard des femmes et des hommes, il y a un autre regard dans le film, c’est celui des chats, qui sont finalement les seuls témoins.
Dominik Moll : « C’est venu d’un élément du livre et que j’ai entendu plusieurs fois : la notion du chat noir. C’est aussi une forme de bizutage. Et quand il y a une saisine pendant un week-end, il y a toujours cette question de qui porte la poisse. On avait donc envie de décliner un peu ce thème du chat. Certains sont écrits et d’autres se sont invités tous seuls : quand Clara quitte la maison de sa copine, il y avait un chat qui s’était mis au milieu de la rue, elle se penche pour le caresser et s’écarte. On s’est dit que ça devait être un signe ! »
Malgré la noirceur, il était important d’avoir une note d’espoir à la fin ?
Dominik Moll : « Oui, très important. Essentiel même ! C’est une affaire non résolue mais je ne voulais pas ce constat d’échec et d’amertume. Si on a cette vision-là du monde, je trouve ça triste et terrible, et ça ne fait pas avancer. Avec Gilles, on s’intéressait à la trajectoire de ce personnage qui, à un moment donné, a baissé les bras mais qui remonte en selle, grâce à la juge d’instruction. C’est un peu un éloge de l’obstination, comme dit Gilles. Et il y a l’importance de l’apport de ces femmes dans univers très masculin, qui peut apporter quelque chose, libérer la parole, faire avancer. »
Quand le personnage de Bouli Lanners récite du Verlaine ("Colloque sentimental"), y a-t-il un écho à "Harry, un ami qui vous veut du bien" (où Sergi Lopez déclame "Le Grand poignard en peau de nuit"), avec cette même volonté d’intégrer un peu de poésie ?
Dominik Moll : « Ah je n’y avais pas pensé ! D’ailleurs, le poème de Verlaine, je croyais que c’était Gilles et moi qui avions trouvé cette idée, et en refeuilletant le livre, je me suis dit que non, c’était dedans ! C’était un détail que j’aimais beaucoup par rapport au personnage de Marceau, avec son amour de la langue française. Et comme dans le poème, il est question de spectre et qu’après on voit les deux enquêteurs sur la scène du crime, ça faisait écho. Et comme dans le poème, il cite mon nom de famille (« leurs lèvres sont molles »), ça me faisait rire ! »
Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur