AFTER BLUE (PARADIS SALE)
Bienvenue sur la planète Mandico
Dans un futur lointain, sur la planète After Blue, Roxy, une adolescente solitaire, libère une jeune femme ensevelie sous une plage, sans se rendre compte qu’il s’agit d’une criminelle ne faisant que semer la mort partout où elle passe. Bannies par leur communauté pour cette faute, Roxy et sa mère Zora se retrouvent condamnées à traquer la meurtrière, surnommée « Kate Bush ». C’est le début d’un périple pas comme les autres au cœur d’un territoire aussi surnaturel que charnel…
Si "Les Garçons sauvages" était une île, alors "After Blue" se veut très clairement une planète, celle sans doute rêvée par son génial créateur Bertrand Mandico. Deuxième épisode « purgatoire » d’une trilogie consacrée à la progression du Paradis vers l’Enfer, "After Blue" semble se présenter au premier abord comme la concrétisation d’un projet maudit du cinéaste : un authentique western qui, au lieu de devenir autrefois le premier long-métrage du cinéaste, fut hélas brutalement stoppé pour cause de soucis de production et de casting touché par une vague de décès (Tina Aumont, Katia Golubeva, Guillaume Depardieu, Edith Scob…). Le simple fait de retrouver ces noms placés en hommage dans le générique de fin a presque valeur de preuve, quand bien même rien n’assure que le résultat final aurait ressemblé à ce film-là. Toujours est-il qu’à bien des égards et en dépit de son pitch futuriste, ce second long-métrage chatouille moins les codes de la science-fiction que ceux du western. Mais un western à la Mandico, attention ! C’est-à-dire sensuel, sexuel, spiritualiste, ésotérique à souhait, où le trajet au sein des grands espaces se voit redessiné en carte au trésor érogène, et où la quête d’une « nouvelle frontière » se redéfinit en quête d’absolu jusqu’aux confins des désirs les plus enfouis.
Contrairement à la lisibilité narrative à toute épreuve des "Garçons sauvages", "After Blue" se veut moins un récit stricto sensu qu’un trip imprévisible, un voyage ultra-perceptif dans un espace de sons, de textures et de matières. Plus encore que dans tous ses précédents travaux, Mandico livre ici la visite non guidée de son propre univers à des fins d’abandon sensoriel total, et ce sans que la moindre trame narrative ne nous serve de boussole. Et chez le bonhomme, on sait déjà à quoi s’en tenir en matière d’ingrédients. En vrac : le masculin brouillé par le féminin (ou l’inverse), l’humanité qui mute en se fondant dans la « matière » (on insiste sur les guillemets car le sens du mot est trop vaste), la bande-son et le « son qui bande » (la BO est une extase non-stop !) comme vecteurs d’une nouvelle forme de poésie incantatoire, le retour au primitivisme suggéré par une production design over-artisanale (on ne cache pas l’artifice, on l’exhibe !), le triturage du cadre et de l’esthétique avec une radicalité mille fois plus prononcée que Guy Maddin (on opère ici un retour direct aux sources de la pellicule argentique), le trip hallucinatoire qui se vit comme la prise d’une nouvelle drogue (ni dangereuse ni mauvaise pour la santé, ça change…) et le détail érotique niché dans chaque recoin du paysage (canyons explicites, cavités vaginales, forêts phalliques, rochers souples, plages menstruelles…).
Le western est ici comme un espace ultra-codifié dont les lois – celles du duel et de la virilité – sont immédiatement retournées par un détail qui frappe : un casting exclusivement féminin, conséquence d’une humanité ayant fait le choix de l’exil sur une exo-planète minérale (l’« après-planète bleue », donc) où un virus mystérieux aura fini par éliminer le sexe fort en visant sa zone sensible (ses propres poils !). Seules survivantes dans un monde ayant tué la domination patriarcale (et c’est plus cool que dans le "Ghosts of Mars" de John Carpenter !), les « amazones » ne font toutefois qu’en reproduire les mêmes schémas dominateurs, ce qui n’étonne guère de la part d’un Mandico toujours attaché à renverser les étiquettes de sexe et de genre. Et ce qui apparaît à l’écran relève de l’abstraction mémorielle : le choix d’un récit en voix off, qui confronte la jeune Roxy (Paula Luna) à la « vérité » (on reconnaît le timbre vocal de Nathalie Richard) installe d’entrée une narration guidée non pas par des faits mais par des effets. Il s’agit ici d’évoquer et non pas de clarifier, un peu comme si l’on venait d’avaler une potion magique dont la formule aurait été inventée par un authentique alchimiste des images et des sons. D’un bout à l’autre, c’est au personnage d’errer au cours de son propre récit, et au spectateur de naviguer à l’aveugle dans ce tohu-bohu plastique. D’un côté comme de l’autre, ce que l’on pourra en tirer comme impressions, intuitions ou sensations n’appartiendra qu’à soi.
Fidèle à son goût du mash-up plastico-baroque qui absorbe et recrache la matière créative au lieu de la faire naître de rien, Mandico s’en donne ici à cœur joie pour construire une fantasmagorie barrée, où se télescopent Jim Henson, Andrzej Zulawski, Gustave Moreau, Kenneth Anger et mille autres fétiches divers. Au-delà d’un univers psychédélique et parallèle qu’il aura su cristalliser sans avoir recours à l’infographie (pas un seul trucage visuel effectué en postproduction, c’est à peine croyable !), tout ce qui prend racine dans ce western queer devient matière à laisser bourgeonner le désir sous toutes ses formes. Désir pour le corps féminin au sens large, renouant avec son aura de guerrière conquérante et se confrontant à un corps masculin lui aussi mutant – quelques robots fornicateurs dotés d’un phallus surdimensionné. Désir pour les matières gluantes et spongieuses, comme en témoigne ce bain de minuit lesbien dans les viscères encore chaudes d’une créature déchiquetée. Désir pour la concrétisation de tout ce qui est refoulé et/ou fantasmé, via la présence d’une mystérieuse « Kate Bush » (en réalité un diminutif surexploité à des fins poétiques !) en tant que « mauvais génie de la lampe » qui exauce les désirs interdits et déchaîne les pulsions. Désir, enfin, pour la torsion de tout ce qui relève de la norme et du formatage – mention spéciale à ces armes à feu nommées par des marques de luxe, sorte de tacle malin que Mandico expédie à un 7ème Art gangrené par le placement de produit. Signe supplémentaire d’un cinéma fou, travaillé par l’anormal, la métamorphose et le goût du transgenre, qui concrétise une fois de plus la plus belle promesse de notre art préféré : vivre l’inédit.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur