BULADÓ
Le rude héritage de l’histoire coloniale
Kenza, 11 ans, vit à Curaçao, une île des Antilles néerlandaises, aux côtés de son père et de son grand-père. N’ayant jamais connu sa mère, morte à sa naissance, elle cherche sa place entre la modernité occidentale et les traditions curaciennes…
Le cinéma néerlandais est assez peu distribué dans les salles françaises et celui-ci est d’autant plus exceptionnel qu’il se déroule sur Curaçao, une île des Antilles néerlandaises, et qu’il met à l’honneur le papiamento, une langue créole dérivée majoritairement du portugais. Il est peu probable que quiconque ait d’autres références cinématographiques concernant ce lieu et cette langue ! De ce point de vue, "Buladó" constitue donc une intéressante ouverture culturelle.
Lauréat du Veau d’or en 2020 (« Gouden Kal » en néerlandais, équivalent batave des César), ce long métrage arrive en France grâce aux Films du préau, distributeur spécialisé dans le jeune public, qui le propose ainsi à partir de 10 ans. Même si l’héroïne a 11 ans, cette préconisation peut surprendre car il est fort possible que les plus jeunes restent déconcertés par le rythme lent (pour ne pas dire plombant) et surtout par des problématiques complexes et des repères culturels qui ne sont pas forcément faciles à saisir – sans parler du sous-titrage et des dialogues alternant néerlandais et papiamento.
De notre côté, on conseillerait donc plutôt le film aux adultes avides de cinéma d’auteur et/ou de cinéma du monde. Récit d’initiation et travail sur le deuil, "Buladó" se montre surtout pertinent pour sa manière d’aborder l’héritage de l’histoire coloniale et la complexité des identités caribéennes. La jeune Kenza est en effet tiraillée entre deux modèles : son père et son grand-père. Le premier, policier de métier, privilégie la droiture et la rationalité, et il attend de sa fille une intégration dans la société occidentale, l’encourageant notamment à parler néerlandais. Inversement, le grand-père apparaît comme un marginal qui rejette la modernité et les normes sociales importées d’Europe, encensant la tradition et l’ésotérisme. Une scène dans un musée interroge l’appropriation culturelle et la spoliation des artefacts, alors que la langue papiamento elle-même complexifie la réflexion : ce créole, mêlant portugais, espagnol, néerlandais et autres idiomes, est révélateur de l’ambiguïté de la culture caribéenne, car cette langue est à la fois éloignée de l’Europe (géographiquement et culturellement) et produite par l’histoire coloniale dont elle est l’instigatrice.
Les décors, entre nature et décharge, forment un territoire interlope qui ont clairement un air de bout du monde voire de fin du monde, comme pour symboliser la marginalisation de l'outre-mer. Dans cet univers à la fois rude et mystique, surgit une sculpture créée par le personnage du grand-père : un « arbre des esprits » fabriqué avec de vieux pots d'échappement, lui aussi symbolique de la créolisation, à mi-chemin entre légendes ancestrales et modernité consumériste. On pourra toutefois regretter que la mise en scène ne soit pas à la hauteur de l’inventivité de cette sculpture. En effet, si le mot choisi pour titre signifie « qui décolle » en papiamento, le film lui-même ne décolle jamais vraiment, surfant tout le long sur une teinte mélancolique qui a trop souvent tendance à alourdir les paupières.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur