LITTLE PALESTINE, JOURNAL D'UN SIÈGE
Un docu sidérant, au cœur de l'ignominie
Yarmouk, dans la banlieue de Damas, constitue un immense camp de réfugiés palestiniens créé en 1957. Dans le cadre de la guerre civile syrienne, le gouvernement de Bachar el-Assad considère cette zone comme un refuge de rebelles et décide en 2013 de l’assiéger. Isolée du monde, la population manque progressivement de nourriture, de médicaments ou encore d’électricité. Membre de cette communauté prise au piège, Abdallah Al-Khatib filme le quotidien de ce siège, sans savoir qu’il va durer très longtemps…
La démarche d’Abdallah Al-Khatib pour "Little Palestine, journal d’un siège" peut rappeler celle d’Abbas Fahdel pour "Homeland : Irak année zéro". Dans les deux cas, il s’agit d’un conflit récent du Moyen-Orient vu par la population autochtone et notamment par la famille et les proches des réalisateurs concernés. Il y a tout de même des différences de taille : Abbas Fahdel vivait en Europe et était retourné dans son pays d’origine pour filmer les siens dans l’attente d’un conflit imminent puis dans l’immédiat après-guerre, n’étant pas sur place dans l’intervalle ; Abdallah Al-Khatib a construit son film a posteriori et était bien plus acteur de son sujet puisqu’il faisait partie de la population piégée par l’armée syrienne et qu’il filmait ce qu’il vivait et ce qui l’entourait, sans avoir la possibilité d’y échapper.
C’est bien ce point qui rend "Little Palestine" si intense et si choquant : pour Abdallah Al-Khatib, prendre une caméra est d’abord une façon de tuer le temps dans le cadre d’un quasi huis clos, en documentant ce que vivent les siens, dans le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, et lui-même n’imagine pas, au départ, que cette situation va s’éterniser (deux ans !) et prendre des proportions insupportables. La tonalité du film est ainsi relativement légère au début (insistons sur « relativement ») puis de plus en plus sombre et alarmiste, même si l'espoir et la poésie perdurent malgré tout par petites touches, dans le commentaire, dans les sourires et grimaces de enfants, ou au travers du piano installé entre les ruines. À une autre époque et dans un autre contexte, la situation dont témoigne "Little Palestine" ressemblerait sans doute – au moins en partie – à ce qu’ont vécu les Juifs dans les ghettos de l’Europe sous domination nazie, avec des populations dépassées par les évènements et pas toujours conscientes de la gravité de ce qui est mis en place à leur sujet.
Les pénuries provoquées par cet ignoble siège sont telles que les habitants en viennent par exemple à manger des cactus et de l'herbe, ou à chercher la moindre graine au milieu des gravats. Le documentaire d’Abdallah Al-Khatib devient un film de guerre hors du commun car il n’y a guère de violence militaire apparente à l’image (même si le hors champ vient régulièrement rappeler cette part-là de réalité avec le son des armes et des explosions). Le métrage se centre avant tout sur des combats d’un autre type : la lutte de chaque instant pour la dignité et contre les risques de famine. En termes de dignité, Al-Khatib brosse le portrait d’un peuple globalement uni malgré la catastrophe, bien que certains détails montrent aussi des désaccords et d’inévitables tensions.
À la fin, quand un homme en larmes chante "My Sweet Palestine", la scène est d’autant plus bouleversante qu’on a vu cet homme plus tôt dans le film et qu’il était plein de folie et de combativité. Cette énième séquence-choc est à l’image du film : le désespoir et la résignation cohabitent avec une utopie pacifiste que relaient des paroles imaginant une Palestine où juifs, chrétiens et musulmans vivraient en paix. La dignité jusqu’au bout, plus forte que la haine ? Toujours est-il que le public sort du film en état de sidération, sans vraiment savoir quoi penser d’un monde contemporain où de telles conditions peuvent perdurer sans que personne ne semble pouvoir ou vouloir agir.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur