Festival Que du feu 2024 encart

DOSSIERGenre(s) et sexe(s)

GENRE(S), SEXE(S) et CINÉMA(S) : Rehana Maryam Noor

Projeté dans la sélection « Un certain regard » au Festival de Cannes 2021, le film bangladais "Rehana Maryam Noor" traite de la condition féminine dans ce pays au travers de son héroïne. Sous des dehors austères, la réalisation cache de nombreuses subtilités pour interroger les luttes féministes.

À première vue, le personnage-titre peut apparaître comme un symbole de progrès pour la condition féminine au Bangladesh puisqu’elle occupe un poste relativement élevé dans une université de médecine. Idem pour un autre personnage plus secondaire que nous évoquerons plus loin : la principale de l’université. Mais ces apparences sont trompeuses.

Métaphore de l’horizon limité des Bangladaises, le film est un huis clos, le personnage ne sortant jamais de ce décor universitaire oppressant, l’extérieur restant à peine discernable à travers certaines vitres. Les barreaux, omniprésents, donnent presque l’impression que ce bâtiment est une prison. Inversement, d’autres détails (comme les rangées de sièges en plastique) tiennent plutôt de l’aéroport, transformant cet hôpital-université en un lieu de transit impersonnel mais on ne peut ironiquement pas s’en échapper, comme si fuir cette société était impossible malgré les signes prétendant le contraire. Le lien avec l’extérieur ne se fait que par le son, soit par l’intermédiaire des téléphones, soit par les bruits provenant de dehors. Ces derniers proviennent majoritairement de moyens de transport, comme si la liberté de mouvement vers l’extérieur, vers l’ailleurs, était confisquée, la perception sonore accentuant la frustration de ne pas pouvoir sortir. La seule scène qui se déroule peut-être ailleurs est une salle de réunion de l’école de la fille de Rehana – et rien n’est vraiment certain : il est possible que ses interlocuteurs soient venus à elle à cause de son emploi du temps chargé.

Dans ce contexte, l’héroïne est un roc en apparence, le visage froid, quasi impassible. Elle cache une grande partie de ses émotions et de ses sentiments derrière un mélange de dureté et de colère permanente, avec un regard qui fusille et des mâchoires serrées. Cette carapace est aussi un leurre : c’est surtout la seule manière qu’elle a trouvée pour exister dans un monde patriarcal impitoyable et hypocrite. Combattante de tous les instants, elle s’impose physiquement malgré sa corpulence chétive afin de montrer qu’elle ne se laissera intimider par personne, frappant régulièrement portes et meubles, empêchant la fermeture d’un bureau pour forcer le médecin à la recevoir, se dressant vivement face à lui quand il la menace pour mieux planter son regard dans le sien…

En apparence, le médecin dont elle tente de dénoncer les abus est l’exact inverse : il semble, dans un premier temps, plus moderne, gracieux et empathique qu’elle. Ainsi, il encourage ses étudiants et étudiantes, leur laisse une deuxième chance, se montre conscient de la pression familiale qu’ils et elles peuvent subir… Au tout début du film, il donne même l’impression d’être sympathique avec Rehana en posant brièvement sa main sur son épaule – a posteriori, on peut se demander s’il s’agissait d’un geste purement convivial ou au contraire d’une façon, même inconsciente, de rappeler son statut de dominant manipulateur, tout comme sa tentative ultérieure de tutoyer Rehana, ce qu’elle refuse explicitement. Là encore, il s’agit d’un masque qui cache la vraie « nature » de ce professeur, qui s’avèrera de plus en plus malhonnête et vicieux quand Rehana tentera de le faire tomber de son piédestal.

Rehana Maryam Noor affiche

© Potocol - Metro Video

L’héroïne est également intransigeante quand elle gère la scolarité de sa fille par téléphone – notons au passage que la petite n’a plus de père, ce qui renforce la nécessité d’indépendance de Rehana. Elle bouscule alors les stéréotypes et les injustices dont sa fille est victime quand cette dernière est accusée d’avoir eu un geste violent envers un garçon alors que celui-ci la harcelait et n’est pas inquiété par la direction de l’école. Sur ce sujet comme à d’autres moments, il est rappelé à Rehana ou à d’autres Bangladaises qu’elles ne peuvent pas se comporter de la même manière que leurs homologues masculins, dont les erreurs ou écarts sont acceptés plus volontiers par la société.

Rehana est donc constamment révoltée contre les injustices, les interdictions et les injonctions qui touchent les femmes et les filles, au point de s’engager en faveur d’une étudiante, Annie, avec qui elle a pourtant eu un échange tendu au début du récit. Mais est-elle pour autant féministe à jusqu’au bout des ongles ? On peut légèrement en douter pour deux raisons : d’une part elle porte un voile – mais a-t-elle vraiment le choix sur ce point ? –  et d’autre part elle critique Annie pour le port d’un parfum beaucoup trop perceptible donc supposément indécent – mais cette remarque est peut-être une ironie mordante à ce moment-là de l’histoire, comme une petite vengeance, une façon de rappeler à l’étudiante qu’elle avait été lâche et qu’elle se laissait, justement, dominer par les différents stéréotypes qui enferment les femmes dans le silence (dont les victimes d’abus sexuels).

En fait, on ne peut guère douter du féminisme du personnage. Elle est même plutôt du genre jusqu’au-boutiste, quel qu’en soit le prix. Le film démontre finalement la difficulté d’être intègre quand on est seule face à une société dans laquelle on tente de réussir – ou au moins de s’en sortir – tout en contribuant à la faire évoluer pour rester fidèle à ses valeurs. En effet, pour contester les injustices envers les femmes et les filles, Rehana fait fi des possibles conséquences néfastes de ses actes ou décisions, que ce soit pour elle-même (le risque d’être vilipendée, de subir des pressions, d’être licenciée…), pour l’étudiante qu’elle veut aider en témoignant (qui menace de se suicider si elle le fait) ou pour sa propre fille (qui n’a pas le droit de participer au spectacle de fin d’année de son école si elle refuse que sa fille s’excuse pour son geste violent envers le garçon harceleur). À l’écran, le réalisateur choisit de transposer cela avec un dispositif discret : la caméra balance régulièrement de droite à gauche, comme pour indiquer l’incertitude permanente du personnage, les dilemmes auxquels elle est confrontée. D’une certaine façon, la principale, au comportement a priori ambigu, est un miroir montrant ce que Rehana aurait pu être si elle faisait d’autres choix : peut-être a-t-elle moins de courage que l’héroïne mais elle fait preuve de plus de pragmatisme en refusant les coups d’épée dans l’eau qui n’apporteraient que d’autres conséquences négatives au lieu d’impulser des améliorations.

Rehana est peut-être le produit de son histoire personnelle et de son éducation. La séquence avec sa famille, vers la fin, contient un dialogue savoureux entre ses parents, où la mère ironise sur le « libéralisme » du père. La mère lui fait en effet comprendre qu’il n’a jamais été jusqu’au bout des convictions modernes qu’il affiche (par exemple en ne s’occupant jamais des repas) et, en le bousculant avec ironie, elle le pousse finalement à lui faire prononcer des propos conservateurs et machistes. Contrairement à son père, Rehana est donc fidèle à ses convictions jusqu’au bout, quitte à souffrir et faire souffrir. Elle choisit le sacrifice, quoi qu’il en coûte.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

À LIRE ÉGALEMENT