Festival Que du feu 2024 encart

MANK

Un film de David Fincher

Combler le manque…

Hollywood, dans les années 1930. Scénariste au regard acerbe mais fragilisé par de nombreux problèmes d’alcool, Herman J. Mankiewicz rédige le script du film « Citizen Kane« . Or, sa relation avec le réalisateur Orson Welles va se révéler des plus tumultueuses…

Mank film

Sortie le 4 décembre 2020 sur Netflix

Il y a fort à parier que certains ne retiendront du nouveau film de David Fincher que ses éléments les plus tangibles au premier abord. Lesquels ? Une somptueuse photo en noir et blanc qui favorise avec brio l’immersion dans une époque révolue, et, forcément, un lien évident entre ce parti pris et la situation qui est hélas la nôtre aujourd’hui – l’inquiétude de plus en plus croissante sur la situation du cinéma en période de crise. D’aucuns auront ainsi le mauvais goût de projeter sur "Mank" leur obsession à asseoir la puissance toujours intacte du 7ème Art, quand bien même celle-ci n’a jamais été contestée, et quand bien même la forme du film invite davantage à la nostalgie qu’à une projection vers l’avenir. Or, tout ceci ne serait que la couche facile d’une œuvre plus mille-feuilles et moins unidimensionnelle qu’elle n’en a l’air. Rentrer dans ce film – le moins accessible de son créateur – doit se faire avec prudence dès la première vision, durant laquelle on se sent incapable de tout glaner. Dès les premières scènes, on est prévenu : le temps d’un dialogue-clé entre Mankiewicz et l’assistant d’Orson Welles, on sait à quel point le film sera tout sauf une ligne claire à la Howard Hawks. Plutôt une plongée dans le cerveau d’un artiste (Fincher et Mankiewicz sont ici à confondre), offerte sans boussole ni mode d’emploi à un spectateur qui doit en passer par un effort d’implication, troquant ainsi la contemplation passive pour la participation active. Avec un rappel nécessaire : les 2h12 de "Mank" ne peuvent que donner un aperçu – et non la totalité – de la vie de quelqu’un. Une fois cet avertissement pris en compte, le récit peut enfin démarrer…

Tout d’abord, mettons les choses au clair concernant David Fincher. Inutile de revenir sur la poursuite de sa collaboration avec Netflix après deux séries à succès (dont "MindHunter"), sur le perfectionnisme inouï de sa méthode de travail (rien que son obsession à enchaîner les prises de chaque scène fait de lui le nouveau Stanley Kubrick), sur le caractère pointilleux de la reconstitution historique via les outils technologiques à sa portée (ceux qui ont eu le souffle coupé avec "Zodiac" pourront revivre ici le même effet), sur son irréprochable direction d’acteur (surprise : l’immense Gary Oldman se fait ici voler la vedette par une Amanda Seyfried largement oscarisable !) ou sur ce qui semble constituer la ligne directrice de sa filmographie (en gros, lâcher un esprit obsessionnel dans un contexte qui le conduit à se brûler les ailes). Basé sur un script rédigé au début des années 1990 par le père du réalisateur (Jack Fincher) et que David Fincher ambitionnait déjà de porter à l’écran après "The Game" (et avec Kevin Spacey dans le rôle-titre), "Mank" révèle une audace inédite chez lui : évoquer la création d’un chef-d’œuvre du cinéma à travers une réappropriation risquée de sa structure narrative. Le seul petit défaut du film est à dénicher ici, donc signalons-le fissa : cet amas de flash-backs et de projections n’égale jamais le brio insensé de la narration de "Citizen Kane", de même que les clins d’œil au film de Welles sont trop systématiques (les plongées/contre-plongées, les surimpressions, les cadrages baroques, la boule à neige, la ballade dans un zoo…) pour ne pas friser le surlignage.

C’est peut-être notre pré-connaissance du contexte et de chaque scène du chef-d’œuvre du film de Welles qui empêche "Mank" d’atteindre le vertige désiré, tant son intention première – chaque instant vécu/remémoré par Mankiewicz s’imprègne de ce qui deviendra ensuite un chef-d’œuvre fondateur du 7ème Art – est ici des plus concrètes. En somme, pour la première fois, le trouble exponentiel qui caractérisait jusque-là les précédents films de Fincher ne résonne que très peu, et il y a fort à parier que les vrais néophytes, à savoir ceux qui n’ont jamais vu le film de Welles, se sentiront alors comme les visiteurs d’une terra incognita dont il s’agit de décrypter la logique créative. Ce qui ne fragilise en rien la portée sensorielle et stimulante du film, jamais limitée au seul esprit cinéphile, où tout tient dans le combat intérieur d’un homme pour structurer sa vision le mieux possible, quitte à tenter un ultime coup kamikaze contre le système vérolé qui tente de le cloisonner. Difficile de ne pas voir un lien entre le combat Welles/Mankiewicz et l’expérience douloureuse de Fincher à Hollywood : du calvaire logistique d’"Alien 3" jusqu’à ses innombrables projets avortés, David n’aura eu de cesse que de se friter avec un Goliath hollywoodien aux sales manies, dont il n’espère désormais plus rien. "Mank", à bien des égards, n’est sans doute pas un film de plus à ses yeux. C’est un acte de résistance.

Il y a enfin une chose précieuse à tirer de "Mank" : une véritable révérence à la figure quasi héroïque du scénariste, cet « homme de l’ombre » capable d’inverser le cours de l’histoire (avec un « h » à taille variable !) par la seule force de son art, en l’occurrence autant celui de l’écriture que de l’incarnation. L’hommage pourrait avoir l’air surprenant de la part d’un cinéaste prétendument « visuel » qui n’a jamais embrassé le rôle du scénariste durant toute sa carrière, mais il prend un prodigieux relief au vu du travail de son propre père et de la témérité de Mankiewicz face à un homme-orchestre aussi mégalo que Welles. De par cette piste métatextuelle en diable, Fincher souhaitait-il honorer ceux qui l’ont accompagné durant tout son parcours de cinéaste ou avait-il plutôt envie de se remettre lui-même en cause en tant qu’homme-orchestre ultra-perfectionniste ? On se sent incapable d’y répondre, et à vrai dire, on n’en a pas envie. En effet, cela risquerait de faire tanguer illico le film du côté de l’œuvre-somme ou de la parabole auto-réflexive, alors que là, pour l’instant, seules les émotions les plus immédiates méritent d’être capturées. Faisons confiance à l’avenir – que l’on continuera d’espérer aussi radieux que possible – pour laisser tranquillement macérer cette double hypothèse, et contentons-nous d’apprécier "Mank" pour ce qu’il est avant tout : un magnifique cadeau offert par David Fincher à ce 7ème Art dont il est aujourd’hui l’un des plus puissants représentants.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

BANDE ANNONCE

À LIRE ÉGALEMENT

Laisser un commentaire