DA 5 BLOODS
Da Really Good Filmmaker
Quatre vétérans afro-américains de la guerre du Vietnam retournent dans la jungle vietnamienne des années plus tard, afin d’y retrouver le corps de leur chef d’unité et un trésor enfoui. Sur place, les ravages causés et laissés par la guerre vont leur donner du fil à retordre…
Il est assez surprenant de savoir que le montage final de "Da 5 Bloods" était déjà finalisé avant même que n’éclate l’affaire « Black Lives Matter » engendrée par l’assassinat de George Floyd – le film était prêt à être présenté hors compétition au Festival de Cannes 2020. En effet, il est difficile de détacher le visionnage du nouveau film de Spike Lee de l’actualité brûlante, et encore plus au vu de ses dernières scènes qui font clairement écho à un mouvement actuel marqué par la révolte et le désir de justice. À vrai dire, on craignait que l’actualité ne vienne alourdir la portée de ce nouveau film engagé, pensé au départ pour Oliver Stone au début des années 2010. En récupérant le projet pour le faire sien, Spike Lee n’allait pas manquer d’en remettre une couche sur la tragédie du peuple noir aux États-Unis : du point afro-américain sur la guerre aux injustices sociales subies par les Noirs (privés de droits aux USA et envoyés au casse-pipe dans une guerre à l’autre bout du monde) en passant par le trauma et la colère engendrée par une Histoire qui se répète, tout semblait répondre à l’appel dans ce récit d’une poignée d’anciens bidasses US, revenus sur les lieux du conflit vietnamien afin de localiser les restes de leur chef d’équipe ainsi que la caisse d’or qu’ils avaient enterrée en pleine jungle.
Cela dit, quand bien même l’activisme de Spike Lee en faveur de la cause noire – indiscutable dans son essence – a pu faire grincer des dents lorsqu’il se laissait aller à l’outrance du martelage politique (ce que certaines de ses interventions médiatiques ont prouvé à la puissance mille), il ne faut surtout pas balayer d’un revers de la main le très grand cinéaste qu’il n’a jamais cessé d’être, capable de laisser le geste de cinéma faire loi pour mieux placer son spectateur dans une zone où réflexion et divertissement vont de pair. En effet, lorsque le cinéma et Spike Lee ne font qu’un dans leurs moments les plus harmonieux, la fin à atteindre se pare sans cesse de moyens adéquats et lucides, l’impact de la prêche n’étouffe pas un réel désir de mise en scène, la violence du réquisitoire ne fait jamais disque rayé, et les artifices de mise en scène se déclinent pour laisser s’incarner un style et un point de vue. Avec "Da 5 Bloods", le cinéaste vise juste en clamant tout d’abord sa passion pour "Le Trésor de la Sierra Madre" (dont l’idée de départ est ici assez voisine de l’intrigue qu’il souhaite raconter) et en laissant s’incarner un vrai geste de cinéma, mariant la pure efficacité du film d’aventures à la puissance d’un propos plus nuancé et complexe qu’il n’en a l’air.
Les 2h30 du film ne sont jamais de trop pour que l’apparente simplicité de la trame en arrive à grossir petit à petit, à grands renforts de flashbacks savamment disposés et de jonglage non-stop avec les formats d’image (4/3 pour les souvenirs du passé, Scope pour la réalité du présent, 16/9 pour l’entre-deux du retour dans une jungle familière). Sous couvert d’une camaraderie qui ne laisse jamais de côté la tension et les engueulades, Spike Lee donne ainsi à voir et à ressentir l’intérieur de la psyché fragile de ses cinq bloods, en particulier de celui brillamment interprété par Delroy Lindo, ex-soldat ravagé, fatalement détraqué et rangé du côté des idées trumpistes, à qui le cinéaste offre ici un ultime et bouleversant monologue face caméra. Avec, comme enjeu et comme fil directeur, la figure du mentor – ici incarnée par Chadwick Boseman – décrite comme le totem nécessaire pour laisser cinq hommes marqués par la répétition des mêmes injustices (ce que souligne la présence des mêmes acteurs dans le passé et le présent !) affronter les fantômes de leur passé et défendre leur honneur. Une trame linéaire de justice que Spike Lee, désireux de l’honorer sans verser dans le pamphlet bêta, étoffe de multiples pistes parallèles, allant de la relecture ironique d’"Apocalypse Now" jusqu’aux suites de la décolonisation du Vietnam. Sur ce dernier point, la présence d’acteurs français comme Jean Reno et Mélanie Thierry apporte énormément à la densité scénaristique du film : le premier, enfin de retour dans un rôle convaincant (ça faisait un bail !), incarne la part trouble de l’après-guerre, tandis que la seconde métaphorise cette jeunesse engagée et lancée dans le changement des mentalités. Preuve que Spike Lee reste travaillé par l’espoir et l’optimisme malgré toute la colère qui l’habite.
Certes, l’ouverture et la clôture du film par des archives de Muhammad Ali et de Martin Luther King sont aussi lourdes de sens que l’étaient la prêche d’Harry Belafonte dans "BlacKkKlansman". Dans ces moments-là, et dans quelques autres disséminés à deux ou trois moments dans le récit, on retrouve la face la moins intéressante de Spike Lee, à savoir celle qui choisit de laisser de côté la puissance du symbole au profit de l’évidence de la parole – on ne répétera jamais assez que le 7ème Art reste toujours plus efficace lorsqu’il fait ressentir les choses au lieu de les édicter. Des petites scories qui n’impactent pourtant en rien l’impact assez dévastateur d’un tel film, toujours riche mais jamais surchargé, souvent expérimental dans ses audaces narratives et très émouvant dans ses partis pris immersifs (un tonnerre de bravos pour le score de Terence Blanchard !), qui laisse à penser que le combat en faveur du « monde d’après » vaut la peine d’être mené et poursuivi si les consciences sont touchées là où il le faut. "Da 5 Bloods", a very good Spike Lee Joint ? Oh que oui.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur