UNE GRANDE FILLE
Mettre en scène du sens
Iya est infirmière à l’hôpital militaire de Leningrad. Elle vit dans une petite chambre au sein d’une grande maison avec le petit Pashka. Elle a régulièrement des crises de tétanie pendant lesquelles elle est complètement absente et rigide. Un accident survient. Peu de temps après, une femme revient du front : il s’agit de Masha, la mère de l’enfant…
Chez Kantemir Balagov, chaque plan est réfléchi, précis et soigné. Les images parlent et la mise en scène a toujours quelque chose à dire. Elle dévoile l’invisible de la mort dans une bouffée de cigarette, la violence et la peur d’une relation à trois, l’amour impossible d’une tache de peinture qui retrace des mouvements interdits, etc. Chaque plan serait à citer tant le travail de construction et de composition est minutieux.
Non-content de donner une leçon de mise en scène dans chaque séquence (il a d’ailleurs obtenu cette année le prix de la mise en scène à Un certain regard), il travaille le son comme l’image. Le film s’ouvre d’ailleurs, serait-ce la marque des grands, sur du son : des bruits gutturaux, incompréhensibles, les sons des crises d’Iya, une bande son qui présage avant que l’image ne donne à voir.
Mais image et son, seuls, ne font pas du cinéma, pour cela, il faut du montage et des cadrages et pour cela non plus, Kantemir Balagov n’est pas en reste, jouant des espaces négatifs pour parfois surprendre ou déséquilibrer, il affectionne particulièrement les plans moyens où les femmes sont saisies jusqu'à la poitrine. En un plan, il capture à la fois les yeux, siège du regard, et la bouche, celui des mots. L’ensemble forme l’esprit, l’émotion et l’âme de chacune des femmes qu’il présente, en face-à-face. Elles existent par leurs mots, mais aussi par un travail très soigné sur la peau, une peau texturée et colorée, craquelée par le froid. La maternité étant au coeur du film, tout comme la féminité, le cadre ne s’arrête cependant pas au cou et descend jusqu'à la poitrine.
Quand ce n’est pas la mise en scène qui vient nourrir cette histoire tragique, ce sont les dialogues, toujours efficaces, qui permettent de faire passer des non-dits et les marques d’une histoire à laquelle le spectateur n’a pas assisté, tant dans la vie de l’hôpital que dans celle de la guerre, toujours hors champ.
"Une Grande Fille" est un film sur les conséquences de la guerre, avec l’idée précise que personne ne revient « entier » de celle-ci, quoi que les gens disent. Tous sont touchés et détruits quelque part. Il s’intéresse plus particulièrement aux conséquences de la guerre sur les femmes, dans les différents aspects de leur vie, amie, amante, mère. Peu d’hommes sont à l’écran, outre les soldats mutilés de l’Hôpital, auxquels le statut même d’homme est contesté. Les deux autres sont le médecin vieillissant, marqué par la vie et la perte, Nicholay Ivanovich, magnifiquement interprété par Andrey Bykov, d’une immense humanité, et le jeune Sasha, joué par Igor Shirokov, étendard de la nouvelle génération.
Face à ces hommes, il y a deux femmes dont les performances sont indescriptibles, poignantes et terribles. Viktoria Miroshnichenko est tragique, avec son corps qui n’en finit pas, sa blondeur profonde la rendant presque albinos, ajoutant de l’étrange à son personnage déjà complexe, malade, amoureuse, terrifiée et forte. Vasilisa Perelygina est Macha, l’autre d'Iya. Elle est la petite, la forte, la déterminée, la manipulatrice, celle qui est maîtresse de son corps et de son destin, mais celle aussi, dont les failles et les brisures vont être dévoilées avec le plus de violence.
Une très grande œuvre, la deuxième pièce d’une carrière à suivre de très très près.
Thomas ChapelleEnvoyer un message au rédacteur