LIBERTÉ
Les 132 minutes de Sodome
Trois libertins expulsés de la cours puritaine de Louis XVI tentent d’exporter en Allemagne leur philosophie fondée sur le rejet de la morale et de l’autorité. C’est la nuit, dans une épaisse forêt à l’abri des regards, qu’ils décident de s’adonner à leurs jeux pervers et d’assouvir leurs désirs les plus secrets, entraînant avec eux quelques jeunes et jolies novices du couvent voisin…
Ça dure 2h12. Voilà, il faut le dire. Il faut être préparé. Parce qu’on ne rentre pas dans cette forêt sombre sans un minimum de préparatifs. Le pari est certes déjà gagné pour tous ceux qui auront frôlé l’état d’hypnose tout au long de la seconde partie de "Tropical Malady" d’Apichatpong Weerasethakul (où l’on suivait une traque quasi muette entre deux hommes dans une jungle majoritairement plongée dans le noir), mais pour les autres, visionner le nouveau film d’Albert Serra – créateur d’expériences de cinéma à la lenteur prodigieusement vaniteuse – sera une épreuve. Si celle-ci peut en l’occurrence stimuler au lieu de rebuter, cela tient à très peu de choses : une scénographie très minutieuse qui joue beaucoup sur les apparitions/disparitions à différentes échelles de plan, une bande-son qui zappe toute trace de musique au profil des sons naturels de la nuit, une photographie splendide qui met en valeur les éléments naturels et les variations de lumières, des cadrages sophistiqués qui découpent et segmentent les corps au lieu de les exhiber dans leur totalité (la curiosité et l’excitation montent toujours plus si l’on entend tout et qu’on ne voit pas tout), des dialogues d’une crudité dingue qui ont l’air d’avoir été écrits par ce cher marquis de Sade. C’est un pur geste de cinéma. Radical, c’est certain. Dérangeant, bien entendu – l’interdiction aux moins de 16 ans avec avertissement est justifiée. Mais impressionnant à plus d’un titre.
Cette réunion secrète entre des aristocrates libertins et des femmes « kidnappées » pour leur plaisir, avec tout ce que cela suppose de seins, de fesses, de verges en érections, de fouet, de foutre et d’urine, est donc moins un film qu’une expérience à tenter, qui va à coup sûr fasciner ou exaspérer – doit-on s’étonner que la plupart des festivaliers cannois aient hurlé au scandale devant un tel film ? Le fait d’être resté en état d’hypnose jusqu’au bout, au point même de regretter que le film n’ait pas duré une heure de plus, n’est qu’un avis subjectif – et ce film-là nous condamne d’ores et déjà à laisser traîner l’objectivité sur le caniveau. S’il y a néanmoins un conseil que l’on peut donner, ce serait le suivant : comme dans bien d’autres films à la radicalité aussi éclatante (catégorie dans laquelle les films de Bela Tarr ont leur place), il est capital de rester jusqu’au bout si l’on accepte de rentrer en son âme et conscience dans "Liberté". Lorsqu’il s’achève, même en ayant été subjugué ou en ayant quelque peu somnolé, le lever du jour qui clôt le récit nous donne l’impression d’avoir passé 132 minutes dans un état second, d’avoir vécu quelque chose d’inédit (d’interdit ?) qui ne se reproduira pas de sitôt, d’avoir peut-être rêvé ou fantasmé à distance. Le cinéma peut-il être le lieu de partage de l’inavouable ? Albert Serra ne semble pas nous répondre par la négative. On ne le conchiera pas pour ça, loin s’en faut.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur