FACE À LA NUIT
Color of Night
Dans un futur proche où le suicide est prohibé et où des puces électroniques dissimulées sous la peau permettent de localiser les idées noires des individus, un flic à l’apparence déprimé erre dans les quartiers interlopes de Taipei. Cette nuit-là, il a une vengeance à accomplir. Envers qui ? Pourquoi ? Qui est-il ? Comment en est-il arrivé là ? Et si les réponses à toutes ces questions se trouvaient dans son passé, plus précisément dans deux autres nuits de son existence ?
Histoire de laisser de côté les mauvaises choses, commençons par dire que ce titre français est complètement bidon – l’original, "Cities of Last Things", avait infiniment plus de sens. Pour le reste, on n’aura que des bravos à adresser au prodigieux distributeur The Jokers qui, après le triomphe total du palmé "Parasite" de Bong Joon-ho, nous prouve une fois de plus son très bon goût en matière de péloches asiatiques tournées par de jeunes cinéastes qui sont tout sauf des handicapés de l’image. Grand Prix amplement mérité au Festival du film policier de Beaune, "Face à la nuit" a cela de brillant qu’il contribue à aiguiser le tranchant d’une vraie expérience de cinéma : renouveler au lieu de répéter, proposer au lieu de se reposer. Et surtout, (re)composer au lieu de (se) décomposer. Ici, cela est littéral : une structure narrative déchronologique, un peu à la manière de "Brimstone" de Martin Koolhoven et "Peppermint Candy" de Lee Chang-dong, où l’intérêt vise moins à remonter le cours du temps qu’à recomposer la psyché d’un individu sur le point de commettre un acte fatal. Trois parties bien distinctes (vieillesse, âge adulte, adolescence) offrent ici un panorama composite sur trois nuits décisives dans la vie d’un homme, de son crépuscule moderne jusqu’à ses idéaux d’antan. Et le film fait de même avec les genres qu’il traite, lorgnant autant du côté de la science-fiction que de la fable existentielle.
Dans l’idée, il est ici question d’un vieux flic en quête de vengeance, qui fut autrefois un jeune policier intègre, qui fut autrefois un jeune adolescent rebelle. Dans les faits, ce puzzle à reconstituer, quand bien même il utilise le passé de son protagoniste à des fins archéologiques pour saisir son schéma interne, fuit le psychologisme de bas étage comme la peste. Rien n’est fait pour éclaircir sa psyché, mais tout est fait pour nous perdre dedans, nous laissant ainsi le soin – et le temps ! – de méditer sur les regrets d’une vie, sur les effets irrémédiables du temps qui passe, sur ces petits pépins a priori anodins qui font soudain s’inverser la logique d’une destinée. Et comme le film part de la science-fiction (un futur dystopique à la "Blade Runner" où les individus sont incités à ne jamais se suicider) pour remonter vers une réalité contemporaine qui se veut la nôtre, il devient possible d’appréhender le contexte social et les différents signaux qui aiguillent et/ou font dévier un individu d’un état d’esprit vers l’autre. De là à croire que "Face à la nuit" se voulait un signal d’alerte sur nos propres destinées d’animaux sociaux conditionnés, il n’y a qu’un pas. Son universalité est en tout cas acquise, autant par l’usage de plusieurs langues (on y retrouve la jeune française Louise Grinberg dans un rôle capital) que par la dimension composite et hypnotique de sa mise en scène (on songe aussi bien à Wong Kar-waï qu’à Michael Mann). Le fait d’apprendre que cette étourdissante coopération internationale ait été le fruit de huit années de dur labeur ajoute encore à sa préciosité.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur