EN TERRE DE CRIMÉE
Une road-movie initiatique
Un père et son fils cadet entame un voyage de l’Ukraine vers leur Crimée natale pour ramener le corps du fils aîné, tombé au combat.
"Evge" est un film qui rassemble plusieurs genres. À la fois road-movie et film politique, c’est aussi un film d’apprentissage et un film très humain sur les relations entre un père et son fils. Ainsi, sans avoir la prétention de faire un film ouvertement historique et politique, Nariman Aliev, pour son premier long-métrage, propose une histoire personnelle, qui a pu être celle de tellement de gens, et qui vient refléter les troubles de l’Histoire.
Le film considère un peuple relativement inconnu du grand public : les Tartares de Crimée. Ils sont originaires de la région et la plupart ont dû fuir suite à l’invasion par la Russie. Ce sont des musulmans, religion assez peu répandue dans cette zone majoritairement orthodoxe. Le tour de force de Nariman Aliev, surtout pour un premier film, est de réussir à faire du cinéma avec des dialogues qui se passent majoritairement dans une voiture. Il parvient également à très bien maîtriser sa mise en scène dans des séquences en extérieur, en particulier la séquence de fin, dont la lumière naturelle est absolument sublime, dans cet immense marais maritime qu’est la Crimée.
Le couple d’interprètes, Akhtem Seitablaev, réalisateur et acteur, qui joue le père, et le non professionnel Remzi Bilyalov, est touchant. Le premier est renfrogné, dévoré par le chagrin et fatigué par une vie de douleur. Le jeune est quant à lui frustré, en colère et réfractaire au traditionalisme de son père qu’il juge rétrograde. L’écriture des deux personnages est très fine. Les dialogues sont chargés de sous-entendus et ne viennent jamais alourdir l’image. Ils évoluent de manière intelligente, chacun influençant l’arc de l’autre, de manière sincère et non forcée.
Les trois face-à-face père fils qui rythment le film sont des grands moments de cinéma. Si les deux premiers relèvent plus de la direction d’acteurs, leur troisième montre la maîtrise qu’a Aliev de la mise en scène. En effet, le premier est un plan fixe situé après un accident et le deuxième filme de la même façon une leçon de combat au couteau. La fixité de l’image permet au jeu des acteurs, à leur connivence retenue et pudique, de s’exprimer. Le troisième et dernier face à face, qui vient clore ce voyage, sur une grève, allie lumière, jeu et cadrage, pour emmener cette relation à un niveau supérieur.
Ainsi, "Evge" est un très beau film sur la famille, mais aussi un film sur une réalité historique peu connue. Quoi de mieux donc, que de découvrir l’Histoire et la réalité sociale et économique d’une région d’Europe pas si lointaine, qu’une histoire touchante ?
Thomas ChapelleEnvoyer un message au rédacteur