CONVOI EXCEPTIONNEL
Ce qu’on voit n’a rien d’exceptionnel
Foster est un bourgeois. Taupin est un SDF. Les deux hommes se rencontrent au beau milieu d’un embouteillage. Le premier essaie de convaincre le second que le scénario qu’il a entre les mains est en réalité celui de leur vie et de leur mort. Leur fonction semble être d’aller tuer quelqu’un. Et très vite, les nouvelles pages du script arrivent…
On en aura fait des efforts avec Bertrand Blier. On aura fait tout notre possible pour trouver un intérêt et une audace dans tout ce qui caractérisait son cinéma : une noirceur corrosive à forte teneur misanthrope, une patte de dialoguiste mordant qui enfonçait bien profond ses canines dans le derche des tristes sires, une pincée de misogynie à prendre avec des pincettes, une vraie tendresse à dénicher sous la carapace du bon mot provocateur, un désir affirmé de jouer les fouteurs de merde dans un monde gagné par l’hypocrisie… Tout cela, c’était le bilan qu’on avait fait il y a neuf ans, lors de la sortie d’un "Bruit des glaçons" bien raplapla qui nous avait amené au constat suivant : et si l’insolence de Blier n’était plus en phase avec son époque ? Il faut dire qu’après les années 2000, sa verve avait rejoint celle d’un vieux réac fatigué (souvenez-vous de la réception houleuse des "Côtelettes"…), et sa mise en scène, en général très peu analysée ou carrément passée sous silence par ses thuriféraires, avait fini par révéler sa profonde faiblesse, embourbée depuis des décennies dans un surmoi théâtral où seule l’élocution du bon mot transgressif avait force de loi.
Blier, un « faux cinéaste » ? N’exagérons rien, mais en tout cas quelqu’un qui n’a jamais eu besoin du 7ème Art et de son langage premier pour faire exister des scénarios qui avaient l’air de se suffire à eux-mêmes. Quant à son envie de choquer le bourgeois, ce n’était pas en tournant en rond dans ses pitchs surréalistes « sous cloche » qu’il allait pouvoir trouver des transgressions accordées à son époque – pas facile quand transgresser les normes est devenu la norme de l’époque en question. Come-back inattendu et peu relayé par les médias (mauvais présage…), "Convoi exceptionnel" ne fait que valider au centuple tout ce que l’on vient de dire. Bien qu’armé d’un pitch bien zinzin où un SDF (Depardieu) et un bourgeois (Clavier) s’interrogent sans cesse sur le film en train de se (dé)faire, Blier ne fait ici que décliner sa recette becketienne de "Buffet froid" en se reposant sur des acquis qui suintent la formule radoteuse, pour ne pas dire carrément rance. Privé de tout son mojo, le cinéaste s’en tient à des dialogues artificiels qui ne sonnent jamais juste, et qui, pire encore, ne font même pas rire dans leur volonté de dérégler tous les curseurs de notre suspension d’incrédulité. Là-dessus, sans surprise, notre crainte de départ explose au grand jour : là où notre précieux Quentin Dupieux ose les pitchs les plus barrés en traitant leur absurdité au premier degré et en maîtrisant son ton, Blier s’en bat les litchis, préférant laisser ses acteurs appuyer la fausseté de dialogues trop littéraires. Oui, ce qu’on voit est absurde. Mais ce serait mieux si un néant de mise en scène et une écriture erratique évitaient d’en surligner l’intention toutes les cinq secondes.
Rien de ce que propose ici Blier ne parvient à toucher, faisant croire au film d’un homme probablement devenu vieux. Ses tentatives d’émotion pure (surtout celles qui font appel à son épouse d’actrice Farida Rahouadj) suscitent une gêne carabinée, sa vision des femmes suinte un machisme poussiéreux resté trop longtemps au fond du grenier, sa relecture absurde de la condition humaine fait disque rayé, et même son discours sur la mort comme révélatrice des regrets et des cicatrices intérieures sonne comme un aveu de fatigue. Enchaînés à une mécanique narrative qui ne leur laisse jamais le temps d’exister ou d’oser quoi que ce soit, les acteurs n’ont aucune liberté, aussi bien les seconds couteaux (on les sent davantage heureux d’être là que de défendre un rôle) que le duo principal (surtout ce pauvre Clavier, seul acteur du Splendid à n’avoir jamais jusque là tourné pour Blier). Tout cela pour dire que l’on quitte la salle dans un état avancé de dépit, désormais acquis à cette idée que Blier et le 7e Art ont trop souvent fait chambre à part, et qu’à un moment donné, la routine peut suffire à tuer un style. En même temps, quand la seule audace d’un tel « retour en grâce » consiste à laisser notre gros Gégé nous livrer sa recette du poulet à l’ail en cocotte pendant cinq minutes en guise de scène finale improvisée, on peut légitimement crier au foutage de gueule.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur