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Cannes 2015

Cannes 2015 - Une quinzaine pour élargir le champ des possibles

Dans son texte de présentation de cette édition 2015, Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs, déclarait : « Ce qui nous a ému dans ses films, c’est avant tout l’émotion qui s’en dégage, la passion qui les irrigue, la surprise que parfois ils constituent ». La dernière partie de cette phrase est celle qui nous interpelle d’emblée, l’effet de surprise étant le plus souvent un gage de réussite pour asseoir l’impact d’une uvre de cinéma. Pour autant, on serait tenté d’associer la notion de « surprise » à celle de « nouveauté », leur combinaison permettant d’ouvrir la voie vers des horizons potentiellement inexplorés. Guetter un nouvel horizon, que ce soit à travers la découverte de nouveaux réalisateurs ou la mise en valeur de nouvelles perspectives filmiques, voilà ce qui peut motiver le cinéphile à renouer avec le caractère aventureux d’une expérience de salle. Cette année, pour une cuvée 2015 particulièrement variée, la Quinzaine des Réalisateurs aura malgré elle validé cette hypothèse, et ce au détour de cinq (ou plutôt sept) films très spécifiques dans lesquels l’élargissement des possibilités narratives et conceptuelles était de rigueur.

Élargir le champ des possibles peut d’abord évoquer un état d’esprit, une attitude, un parcours personnel, une hypothèse de destinée qu’il s’agit très vite d’embrasser. Dès les premiers jours de la Quinzaine, le cinéaste français Arnaud Desplechin en donnait une petite idée avec "Trois souvenirs de ma jeunesse", récit en trois temps explorant sous un angle mémoriel les trois phases de la vie d’un homme, d’une enfance délicate jusqu’à une adolescence riche de promesses – tantôt tenues tantôt trahies – en passant par une phase inattendue d’espionnage juvénile. Une destinée humaine, en somme, que Desplechin parvient à capturer tout au long d’un fil narratif en évolution perpétuelle, comme s’il s’agissait de saisir les étapes poussant cet homme à prendre la tangente, pour le meilleur comme pour le pire. Une façon comme une autre d’incarner une phase de transition – de l’enfance à l’âge adulte – et d’en embrasser chaque micro-stade, avec la ferme intention de repousser ses propres limites et de tracer sa propre voie, originale et unique.

Pas sûr, en revanche, que les héros du percutant "A Perfect Day" de Fernando Leon de Aranoa aient le même objectif en tête. Ici, pas d’avenir hypothétique vers lequel se tourner, mais plutôt une simple recherche à effectuer au moment présent – trouver une corde pour remonter un cadavre – tout en tâchant de régler ses problèmes personnels relatifs au passé. Ou comment investir un contexte grave, en l’occurrence la guerre des Balkans, et y injecter un humour grinçant et foncièrement mal placé, un peu comme si l’engagement politique et la comédie potache jouaient au poker en faisant dangereusement monter la mise à chaque minute. La réussite de ce film inattendu nous permet du coup de dégager une autre caractéristique d’un cinéma cherchant à repousser ses propres limites : ne pas s’en tenir à un thème politique traité de façon frontale, ne pas s’en tenir non plus à une simple comédie noire, mais tenter au contraire un mixage de ces deux partis pris pour que l’un puisse équilibrer l’autre, et vice versa. Ce qui en ressort au final n’est rien de moins qu’une nouvelle perspective du film à vocation politique et engagée, se servant de l’humour pour renforcer la tragédie du contexte guerrier et révélant l’absurdité de ce contexte par le biais d’une bouffonnerie souvent jouissive.

L’humour fut aussi ce qui caractérisa l’irrésistible nouveau film de Jaco Von Dormael, sans nul doute le plus gros éclat de rire de cette Quinzaine. Cette fois-ci, le pari est encore plus gonflé, et beaucoup plus ancré dans cette quête de nouveaux horizons : revisiter la Bible sous un angle burlesque et décalé, afin d’en pousser les figures maîtresses vers la plus folle des réinterprétations, qui plus est en prenant soin de conserver une naïveté touchante – le film est vécu à travers le regard d’une petite fille – et une vraie logique narrative susceptible de ne jamais égarer son public. Avec une folie visuelle qui peut autant renvoyer à Terry Gilliam qu’à de nombreux artistes belges décalés, "Le Tout Nouveau Testament" a cela de fou qu’il vise la relecture foutraque, humaniste, foncièrement naïve, d’un mythe religieux en général peu propice à la redéfinition de ses codes. Mais si les dogmes ont souvent la vie dure, les mythes ont toujours gagné à être retravaillés, si possible dans la joie et la bonne humeur. Sans prétention aucune, Von Dormael se (et nous) fait plaisir, n’hésitant jamais à franchir de nouveaux stades de délire et d’inventivité, et c’est tout ce qui importe.

On évoquait à l’instant le décalage résultant de la déclinaison barrée d’un mythe universel, mais que peut-il se produire lorsque le mythe en question provient d’une culture qui n’est la sienne ? Le réalisateur portugais Miguel Gomes aura donné cette année un grand écart similaire avec son triptyque "Les Mille et une Nuits". Trois films avec un objectif similaire : aborder le contexte socio-politique du Portugal contemporain par le biais d’une structure narrative empruntée à un célèbre conte inscrit dans la culture orientale. Le pari était osé, pour ne pas dire assez délicat au vu d’une mise en scène visant à jouer la carte de l’anachronisme et à susciter l’évocation par une série de cartons très littéraires affichés sur l’écran. Mais que l’on adhère ou non à cette proposition de cinéma, le résultat impose une certaine admiration de par ce désir d’affranchir les frontières et de réunir les époques au sein d’un même cadre filmique. Comme s’il fallait désormais raconter le contemporain au travers de petits contes fictifs, dont les figures se voient peu à peu modernisées, pour ne pas dire décalées. Une bien atypique découverte, reconnaissons-le…

Enfin, si l’on devait chercher la définition la plus pure de l’élargissement des possibilités du langage filmique, ne devrait-on pas parler d’un « grand n’importe quoi » où les genres et les sensibilités viendraient se télescoper au mépris de toute logique et de toute vraisemblance ? En invitant un spécialiste en la matière au détour d’une séance spéciale, la Quinzaine a cette année frappé très fort : jamais à court d’idées folles et déglinguées, dès qu’il s’agit de cracher la purée en matière d’effervescence foutraque, Takashi Miike aura offert avec "Yakuza Apocalypse" un portnawak XXL, explorant des genres codifiés (le yakuza-eïga et le film de vampire) en les combinant et en les poussant vers les extrémités du non-sens absolu, quitte à en faire ressortir une nouvelle approche du « genre » et à mettre la suspension d’incrédulité du spectateur à rude épreuve. C’est (trop ?) régressif, c’est (trop ?) épuisant, c’est foncièrement (trop ?) excessif, mais on en sort avec l’impression d’avoir atteint un nouveau stade de folie. Ou comment le décuplement des limites du 7ème Art peut s’accompagner de notre propre régression neuronale. On a connu des paradoxes moins gonflés que ça !

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur