DOSSIERParcours
PARCOURS : Darren Aronofsky, il était une foi
Ceci est mon corps : un corps boursouflé, fatigué, un corps de boxeur à la retraite mal fagoté, des doigts de fée Carabosse et un visage de raté de la chirurgie esthétique, certes, mais ceci est mon corps et il est pour vous.
C’est ce que nous offre silencieusement un Mickey Rourke en état de grâce dans le dernier film – superbe et étonnant – de Darren Aronofsky, "The Wrestler", l’histoire d’un ancien champion de catch dont la célébrité s’épuise proportionnellement aux capacités physiques, et qui refuse obstinément de laisser son corps lui échapper. Un vieux bonhomme aux allures de Christ – mais un Christ filmé après le chemin de croix – rock n’ roll et englué dans les années quatre-vingts, dépositaire de toute la nostalgie de ces adultes qui, pour combattre la mort, cherchent à l’affronter de face. "The Wrestler" est une histoire du quotidien, une affaire de gens normaux partagés de façon schizophrénique entre leur personnalité réelle et le masque qu’ils portent en société. Ainsi de Rourke dans le film : un nom de baptême – Robin – contre un nom de choix – Randy – lui-même dissimulé par un nom de scène – « The Ram », le Bélier. Un nom multiple mais un seul corps, ce dos que la caméra d’Aronofsky nous montre en priorité par de longs plans-séquences suivant le personnage, ce dos perclus de blessures et qui renvoie à ce visage que nous ne verrons qu’ensuite et qui s’avère secondaire. Car, chez Aronofsky, le visage n’est pas l’objet corporel le plus important, le visage n’est qu’une façade identitaire : dans son cinéma, c’est d’abord le corps qui nous interpelle.
En quatre films seulement, Darren Aronofsky s’est imposé comme le chantre d’une nouvelle génération de cinéastes – et de cinéphiles – obsédés par les agressions du Temps sur le corps et la répétition à l’infini d’un même motif. Quatre films qui lui ont suffi à se construire un univers incroyablement cohérent et si puissamment évocateur, si techniquement attirant, que le natif de Brooklyn s’est immédiatement entouré d’un noyau dur de fans acharnés qui ont élevé sa personne sur un piédestal esthétique. Il faut dire qu’à l’instar d’un David Fincher, dont il partage la génération mais pas le parcours, Aronofsky possède un monde visuel reconnaissable en un seul plan (oui, oui, un seul !), aux signes et aux symboles très ostensibles, véritable régal pour les amateurs de formalisme et d’expérimentation technique. Tous ceux qui pensent que le cinéma se définit nécessairement par une belle histoire richement illustrée d’une débauche visuelle presque métaphysique, ne peuvent que former un consensus autour d’une personnalité aussi extrême que celle d’Aronofsky, digne descendant – en moins poussé – des mégalomanes torturés des années soixante-dix comme Coppola ou Cimino. Une sorte de Kubrick sous amphétamines, qui nous a déjà donné son "Orange mécanique" et son "2001", c’est dire.
Parcours
Découvert avec un long-métrage filmé en 8mm et présenté lors du festival de Sundance 1998, "Pi", qui marquait déjà profondément le goût d’Aronofsky pour l’usage du gimmick, cette structure visuelle répétitive capable de capter l’attention en quelques secondes, c’est surtout avec son adaptation d’un roman de Hubert Selby Jr., "Last Exit to Brooklyn", que le jeune cinéaste se fait (re)connaître de par le monde. "Requiem For A Dream" constitue un véritable choc à la fois moral – son traitement de la dépendance est brut et sans fioritures, sans illusions – et esthétique, dans la mesure où le présupposé thématique du film est souligné visuellement par l’inventivité du montage (accélérations, ellipses, répétitions de séquences en insert) et l’usage quasi expérimental du découpage (courtes focales, filmage près des corps, utilisation du très gros plan). Ce travail impressionnant sur le fond et la forme devient rapidement l’empreinte d’Aronofsky, son signe immédiat de reconnaissance ; "Pi" usait déjà de techniques identiques mais le propos en était plus diffus : un mathématicien génial, qui recherche la Vérité absolue dans une séquence de chiffres tirée du nombre Pi, est approché par des exégètes de la Kabbale – Aronofsky a grandi dans une famille juive traditionnelle – et par les signes précurseurs de la folie. Confrontée à l’expression de la démence, son étude d’une quête personnelle du sacré perdait en consistance ce qu’elle gagnait en extravagance, défaut corrigé, et de loin, en 2006, dans ce qui reste son grand chef-d’œuvre souvent mal compris et mal considéré, "The Fountain". Ce projet très personnel, qui s’éloigne très franchement de la sphère du seul cinéma pour effleurer celle de la métaphysique et du sacré, et finit porté à l’écran après des années de galère qui amputèrent le budget de plus de la moitié et modifièrent substantiellement le casting (au départ : Brad Pitt et Cate Blanchett, au final : Hugh Jackman et Rachel Weisz, la compagne du cinéaste), pousse à l’extrême toutes les caractéristiques déjà très puissantes du cinéma d’Aronofsky, en les gonflant d’un triple souffle : épique, romantique, spirituel. Ou comment faire converger toute l’essence du cinéma en un unique projet, narrativement ambitieux et visuellement époustouflant. Après ce coup d’éclat, "The Wrestler" risquait presque de sembler fade. Et si le film marque le pas d’une extravagance esthétique remisée (pour le moment ?) au placard, l’histoire de Randy « The Ram » Robinson n’en reste pas moins profondément touchante et réussie.
Dépendance
Avec "Pi" et "Requiem For A Dream", Aronofsky assurait le spectacle cinématographique par sa manière vertigineuse de bâtir et d’emboîter les images. Le sujet des deux films est proche : une étude très poussée de l’herméneutique de la dépendance, d’abord aux mathématiques ("Pi"), ensuite aux psychotropes modernes ("Requiem"). Aronofsky, véritable bricoleur du découpage et du montage, traduit le travail progressif de dépendance par une accumulation de signes visuels ainsi que par les multiples répétitions de séquences, deux jalons esthétiques qui donnent à ses films une infinité de pistes à saisir, comptabiliser, analyser – bref, un bonheur total pour les amateurs de symbolisme. Dans ces deux films, le cinéaste et ses anti-héros fictionnels poursuivent un même objectif : découvrir une forme de vérité derrière la répétition (des chiffres, des gestes) par la mise à jour d’une séquence donnée. Max Cohen cherche une séquence – c’est-à-dire une suite logique vouée à se répéter – dans les choses de la nature, Harry et ses amis dans la consommation effrénée de drogues ; mais, plus qu’à l’objectif, c’est une dépendance aux moyens d’atteindre cet objectif qui se révèle. Et cette révélation s’accompagne nécessairement d’un brouillage des contours de la réalité, une réalité qui se plie désormais aux règles de dépendance édictées par les protagonistes : le meilleur exemple en est Sara, la mère de Harry dans "Requiem", incarnée par Ellen Burstyn, qui s’imagine passer enfin dans son émission de télévision préférée, accompagnée de son fils au brillant avenir, alors que celui-ci se trouve quelque part dans un lit d’hôpital avec un bras amputé et qu’elle-même se fait gentiment lobotomiser par des traitements de choc. Il y a donc constat d’échec pour des personnages qui s’égarent dans le labyrinthe de leurs passions, ainsi que pour le metteur en scène qui se fourvoie dans son idée de pouvoir répéter continuellement un succès.
D’une certaine manière, la suite des événements le prouve : Aronofsky est marqué par une forte dépendance à la célébrité, au public, à la réception critique positive. Si l’histoire de "The Wrestler" peut être lue comme une projection de la carrière chaotique de son acteur principal, Rourke, rien n’interdit aussi d’y voir le sursaut d’un metteur en scène sur le retour, largement échaudé par l’échec public – et à moitié critique – de son précédent film, "The Fountain". Car "The Fountain", projet infiniment personnel, a subi tant de vicissitudes de production et essuyé tant d’incompréhensions critiques qu’Aronofsky aurait pu avoir un mal fou à s’en remettre, habitué, sans doute, à ce qu’on le suive sans rébellion. Constat d’échec, encore, via "The Wrestler", mais sans cynisme cette fois : parfois le corps nous lâche et il faut trouver d’autres moyens de pérenniser un succès devenu quelque peu has been. En changeant de méthode visuelle, par exemple – d’où le fossé esthétique qui existerait entre la débauche colorée de "The Fountain" et l’épuration technique de "The Wrestler".
Réminiscence
Aronofsky nous relate donc des quêtes vouées à l’échec. Ces espoirs déçus sont marqués par des réminiscences, à savoir des images qui reviennent sans cesse et qui n’appartiennent plus tout à fait au régime de la diégèse : traumatisme de jeunesse dans "Pi" (Max a failli devenir aveugle parce qu’il a trop longtemps fixé le soleil étant enfant, ce qui lui cause désormais ses migraines fulgurantes), images d’une Izzy en pleine forme courant dans l’appartement sous une merveilleuse lumière dans "The Fountain", et bien sûr, générique d’ouverture de "The Wrestler" dans lequel, en quelques instants, Aronofsky nous donne un aperçu de tous les succès passés de Randy « The Ram » Robinson avant de passer au temps présent où ces mêmes succès apparaissent à jamais enterrés. Dans une belle séquence de ce dernier film, Randy invite son tout jeune voisin à venir dans sa caravane faire une partie de catch sur une antique console de jeux vidéo des années quatre-vingt : sur l’écran un avatar pixellisé de Randy tente vainement de réactiver une gloire passée, mais cela n’intéresse déjà plus cet archétype du jeune public moderne qu’est le petit voisin.
Dans "Requiem", Harry est victime lui aussi d’une image réminiscente, mais qui provient plus certainement d’un avenir fantasmé que d’un quelconque passé : il s’agit d’un ponton ensoleillé au bout duquel l’attend Marion, accoudée sur la rambarde. Quand il appelle son nom, elle se retourne avec un sourire. Cette image semble provenir tout droit d’un autre film mettant en scène Jennifer Connelly et sorti quelques années plus tôt, "Dark City", qui se clôt sur une image identique. Aronofsky, cinéphile convaincu, le sait très bien : il n’use pas au hasard de cette image. Cette image symbolise une sortie possible au labyrinthe de la dépendance et au tourbillon des mauvais événements : un bout de terre qui s’élance sur l’océan, un grand soleil qui brille, la liberté. La seconde fois que Harry voit cette image, il est déjà à l’hôpital et, cette fois, en se reculant trop, il rate une planche de bois et tombe à la renverse dans les ténèbres. Le néant marque l’échec de la réminiscence, de cette image que l’on espère voir se réaliser, comme l’est celle de Sara se voyant passer à la télévision vêtue de sa belle robe rouge. Le labyrinthe se referme le plus souvent sur une mort non désirée, ou sur l’équivalent d’une mort : mutilation ou lobotomie.
Quête du sacré
La seule solution, pour ce qu’en pense Aronofsky, consiste à accepter cette mort. Le parcours des protagonistes de ses deux derniers films les mène concrètement à une acceptation sans équivoque de la mort, qu’il s’agisse de celle de la femme aimée ("The Fountain") ou de la sienne propre ("The Wrestler"). Cette acceptation passe, pour ces personnages, par une quête impalpable et sans retour possible : celle du sacré qui prolifère en chacun de nous. Le voyage de "The Fountain", le plus beau film d’Aronofsky à notre avis, ne regarde pas seulement l’amour qu’un homme (Tommy) porte à sa femme mourante (Izzy), mais témoigne du cheminement spirituel que se déclare prêt à accomplir le premier pour accompagner la seconde. Si "The Fountain" est construit sur une mystification narrative donnant l’impression que l’histoire se déroule sur trois époques données (passé des conquistadors, présent médical, futur galactique), c’est pour mieux nous signaler que cette quête, qui n’est pas une recherche universelle d’un quelconque dieu ou d’une vérité absolue mais bien la quête intimiste et personnelle d’une forme de sacré, fait converger en même temps tous les hommes et toutes les femmes vers son seul but. L’amour est le véhicule de ce sacré, comme la bulle est celui de l’arbre dans la partie futuriste : le cheminement concret vers la nébuleuse de Xibalba se fait à l’intérieur d’un cercle parfait, le même qui dans "Pi" donne la formule de calcul du nombre irrationnel, le même que l’on découvre dans la première image de "The Fountain" et qui contient une mèche de cheveux d’Isabelle de Castille, commanditaire du conquistador dans sa recherche de la fontaine de jouvence. Bientôt la réalité se fait jour, car Aronofsky ne brouille les cartes que pour mieux les révéler : il n’y a qu’une seule et même histoire, l’une réelle, les deux autres imaginées ou relatées chacune par un personnage, à Izzy les aventures en Amérique latine, à Tommy l’espoir d’une guérison miraculeuse par la puissance lumineuse de l’étoile.
Dans "The Wrestler", cette quête du sacré prend certes un air christique. Cela tient évidemment au corps très marqué de Randy, mais aussi à un dialogue entre lui et la strip-teaseuse Paméla (Marisa Tomei) où celle-ci le compare à Jésus Christ – « mais celui de "La Passion du Christ", le film de Mel Gibson » précise-t-elle. La trivialité de la référence n’a d’égale que la perte de repères spirituels et métaphysiques de cette génération eigties nourrie aux programmes télévisés et aux signaux religieux vulgarisés. Reste donc à découvrir un autre chemin – moins consensuel – vers un sacré affranchi du dogme chrétien, chemin qui passe dans le film par l’usage intempestif que fait Randy de son propre corps, véritable véhicule d’une foi nouvelle : celle de la douleur physique, seule véritable manière d’exister au monde. Le constat est encore et toujours celui d’un échec : le corps ne peut soutenir le poids des ans et la machinerie est destinée à s’arrêter de force (c’est la mort d’Izzy ou l’accident cardiaque de Randy), comme dans "Pi" et "Requiem". Mais il est ici moins amer, puisque le sacrifice du corps au profit de l’âme se fait consciemment et sereinement. Y compris pour Aronofsky ?