THOR
A « dieu » doigt de la réussite
Le royaume des dieux, Asgard, domine une constellation de neuf mondes composant l’Arbre de l’Univers. Thor, fils d’Odin, doit bientôt y prendre la succession de son père, roi des dieux, aux dépens de son frère Loki. Mais à la suite d’une offensive manquée contre le royaume des Géants de glace, Jotunheim, Thor est banni par Odin pour son arrogance et son agressivité qui l’empêchent de prétendre au trône. Envoyé sur Terre et expurgé de ses pouvoirs divins, Thor doit prouver sa valeur s’il veut pouvoir retrouver le chemin d’Asgard et régner enfin…
Le projet « Thor » a généré pour le moins des réactions mitigées : tandis que les aficionados de super-héros et de Marvel bavaient devant les bandes-annonces, les admirateurs de Kenneth Branagh comme les connaisseurs de l’Edda trépignaient de colère à l’idée de voir leurs idoles, humaines ou divines, se casser la figure sur cette alliance improbable de goût shakespearien, de mythologie nordique et de divertissement hollywoodien. C’est que l’usage que font les studios des mythologies et des légendes traditionnelles n’augure en général pas du meilleur (voir la sortie récente du « Chaperon rouge » version « Twilight », ou « Percy Jackson » en 2009), quand les super-héros tendent à décliner avec le temps, comme le prouvent leurs derniers avatars (« X-Men Origins » et « Iron Man 2 », entre autres erreurs de la nature), et que même l’atypique Branagh semble à bout de souffle, son remake du « Limier » ayant, à raison, été complètement zappé par critiques et public.
Il n’est pas interdit, en ce sens, de voir dans l’intrigue de cette énorme production – un dieu banni par son père doit prouver sa valeur avant de pouvoir succéder au paternel sur le trône – une métaphore de l’acharnement du cinéaste britannique à réintégrer le devant de la scène, ou plus exactement à redevenir l’acteur de sa destinée cinématographique pour ne pas finir, à la façon d’Hamlet, par déambuler dans le château de ses souvenirs. Beaucoup de bruit pour rien ? Sans doute, oui : 150 millions de dollars de budget, c’est une sacrée piqûre de rappel !
Un projet passé entre tant de mains différentes attise de toute façon la méfiance : trois scénaristes, deux concepteurs de l’histoire originale, un comic-book dont le script est adapté (dû au papa de Spider-Man, Stan Lee, qui fait un caméo dans le film), une demi-douzaine de réalisateurs potentiels qui se sont succédés depuis les années 90 (parmi lesquels Sam Raimi, le Matthew Vaughn de « Kick-Ass », David S. Goyer), une quantité de comédiens pressentis pour incarner les principaux rôles… Vaste usine à gaz, « Thor » a pendant longtemps agité les prétentions et les ambitions du tout-Hollywood, jusqu’à ce que Kenneth Branagh pose la main dessus – attirant dans son giron Natalie Portman, très curieuse de jouer dans un film de super-héros réalisé par le metteur en scène le plus shakespearien du grand écran.
Il n’y avait donc pas grand-chose à attendre de cette débauche de talents plus ou moins aiguisés, sinon un divertissement de bonne qualité dénué de toute prétention au chef-d’œuvre. C’est exactement ce qu’est « Thor » : le film qu’on ira voir pour passer un bon moment et admirer de belles images, autour d’un déversement d’effets spéciaux impressionnants gonflés par une 3D plus fatigante que surprenante. A propos de la 3D, il faut noter que l’assombrissement de l’image dû à cette technique est parfois à la limite du supportable, notamment lors des séquences dans Asgard, et que le film paraît de ce fait bizarrement pâle. La 3D, encore une riche idée motivée par de bas instincts mercantiles !
Sans être déplaisant, « Thor » paie son écot à la lente régression scénaristique qui étreint Hollywood depuis plusieurs années. Autant la partie sur Asgard s’avère passionnante, autant les pérégrinations terrestres du dieu changé en coquille vide donnent l’impression de viser la partie la plus primitive de notre cerveau. Humour planant au ras du sol, séance de strip-tease par le « viking » Chris Hemsworth dont le seul intérêt vise à exhiber ses abdominaux et exciter ces demoiselles du public, personnage de Natalie Portman quiche comme pas deux (à noter qu’elle tombe d’abord amoureuse des dits abdos), agents du Shield neuneus, dialogues désespérants de platitude…
Pardon, M. Branagh, est-ce bien vous qui avez réalisé ces séquences, ou en avez-vous profité pour tourner vos parties préférées dans les décors d’Asgard pendant qu’un sous-fifre se faisait la main au Nouveau-Mexique ? En l’absence de réponse de l’intéressé, il est difficile de déterminer ce que la partie « Midgard » doit au réalisateur. Quoi qu’il en soit, la médiocrité de cette portion du scénario se double d’une mise en scène peu inventive, entièrement tournée vers la mise en valeur des pectoraux divins et d’un début de romance niveau CM2.
Pour découvrir ce qui, dans cette affaire, a pu attirer Branagh, il faut observer de près le fragment « Asgard », qui se déroule dans un décor digne des palais mirifiques du « Seigneur des Anneaux ». Le royaume des dieux, directement issu de la mythologie nordique (les lecteurs de l’Edda retrouveront avec plaisir les protagonistes des récits légendaires), bruisse d’intrigues de palais très shakespeariennes : le vénérable Odin et la rivalité des deux frères rappellent Le roi Lear, tandis que le bannissement de Thor et sa nécessité de prouver sa valeur renvoient à Henry V – lui aussi était tenté de convoler en justes noces avec une demoiselle étrangère.
Malgré quelques exubérances dans le découpage (notamment lors du combat de Thor et des guerriers sur Jotunheim, difficilement lisible) et une tendance à faire du Peter Jackson, Kenneth Branagh parvient à rendre crédible cet extravagant domaine des dieux, relié aux autres royaumes par une passerelle arc-en-ciel nommée Bifrost, défendue par un monstre de métal surpuissant qui offre l’occasion d’un clin d’œil au Tony Stark de « Iron Man ». La beauté fantasmatique des lieux, la musique emprunte de lyrisme (signée du compositeur attitré du réalisateur, Patrick Doyle) ainsi que le jeu très emprunté des comédiens sont pour beaucoup dans le plaisir que nous prenons à suivre les manigances à la cour d’Odin et les velléités du fiston rebelle. Shakespearien en diable, le personnage de Thor lutte contre ses propres passions le long d’un chemin initiatique qui doit le mener au trône par la sagesse et l’humilité plutôt que par la force et la colère.
Pari étrange pour l’auteur de « Hamlet » et « Peines d’amour perdues », « Thor » dissimule une rêverie élisabéthaine doublée d’un cours de mythologie nordique pour les Nuls sous l’apparat du spectacle hollywoodien, rythmé par des blagues sans intérêt. Kenneth Branagh sera au moins parvenu à imposer sa patte sur une partie non négligeable du film, ce qui, à Thor ou à raison, constitue une moitié de réussite.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur