INTERVIEW
POULET AUX PRUNES
Journaliste :
Dans « Persepolis », il y avait une part fortement autobiographique. Y a-t-il aussi une part de votre vie dans « Poulet aux Prunes », malgré le fait qu’il s’agisse avant tout de la vie de votre grand-oncle ?
Marjane Satrapi :
Sur « Persepolis », j’uti…
Journaliste :
Dans « Persepolis », il y avait une part fortement autobiographique. Y a-t-il aussi une part de votre vie dans « Poulet aux Prunes », malgré le fait qu’il s’agisse avant tout de la vie de votre grand-oncle ?
Marjane Satrapi :
Sur « Persepolis », j’utilisais mon expérience personnelle pour parler de ce qu’il s’est passé autour de moi. La démarche pour « Poulet aux prunes » n’est pas si différente, car je suis allée voir mon oncle qui vivait en Allemagne, et il m’a montré le portrait de son oncle. Là, j’ai appris que c’était un grand musicien, que lorsqu’il jouait de son violon dans les jardins, les gens s’arrêtaient, des voitures créaient des embouteillages… Il est mort un peu triste. Il avait une aura très belle, mélancolique et un peu romanesque, qui transparaît rien que par la photo. Après, j’ai brodé pour raconter une histoire. Je veux dire : tous les évènements sont vrais, mais ils sont peut-être arrivés à cinq personnes différentes et non à une.
Journaliste :
L’évènement du violon brisé, est-ce un fait réel ?
Marjane Satrapi :
Non, absolument pas. C’est de l’imagination. Je me mets à la place du personnage en réfléchissant à ce qui pourrait faire un déclic chez un homme, etc. Mais en fait, tout bascule au moment où il se rend compte que cette femme, pour laquelle il a joué pendant 30 ans, finalement ne le connaît pas. Le violon n’est pas si important, c’est simplement un prétexte.
Journaliste :
Du coup, vous n’avez jamais su pourquoi cet homme est mort triste ? Vous n’avez jamais cherché à comprendre ?
Marjane Satrapi :
Non. Et puis je ne mène pas d’enquête pour résoudre les énigmes de la famille. En fait, je suis plutôt du genre à prendre un élément de l’histoire et à broder pour parler de quelque chose qui m’intéresse ou me touche. Tout ce que je raconte dans « Poulet aux prunes », ce n’est pas quelque chose que j’ai entendu en une après-midi. Il s’agit plutôt de fragments entendus ici et là, que j’ai mis bout à bout pour raconter une histoire et non recoller la vérité.
Journaliste :
Vous dites que le violon n’est juste qu’un prétexte et il est vrai que dans le film, il y a quelque chose d’assez hitchcockien, au sens où c’est cette intrigue-là que l’on suit. Mais au fil du temps, on se rend compte que ce n’est pas du tout cela que vous racontez.
Marjane Satrapi :
Exactement. Ce film a été construit comme un thriller, car dans un premier temps, on présente le violon cassé, ensuite on se demande qui a cassé son violon, ah, c’est le violon que son maître lui a donné, et finalement ce n’est pas encore cela mais tout à fait autre chose… L’histoire est derrière le violon.
Journaliste :
Ce qui est étonnant dans votre film, c’est que vous vous inspirez de votre bande dessinée, mais on croirait vraiment que cette histoire a été pensée dès le départ pour le cinéma.
Marjane Satrapi :
Vous avez parfaitement raison, car lorsque j’en ai parlé à mon ami Emmanuel Guibert, qui est un très bon auteur de bande dessinée, il m’a tout de suite dit que c’était une histoire pour le cinéma. Mais moi, à l’époque, je ne voulais pas du tout faire du cinéma. En fait, c’était juste pour prouver à Emmanuel Guibert qu’on pouvait faire une BD de « Poulet aux prunes » que j’en ai fait une bande dessinée. Après, je n’ai jamais voulu faire des bandes dessinées pour tirer des films de mes propres livres. C’était vraiment un concours de circonstances. Quand j’ai fait le livre « Persepolis », j’avais un de mes copains qui voulait devenir producteur qui m’a proposé d’en faire une adaptation. Et comme c’était une très bonne histoire, qui était d’ailleurs très cinématographique comme « Poulet aux prunes », on l’a fait. Mais à présent, je m’arrête là. Je vais faire soit des livres, soit des films car, moi, ça m’emmerde. Vous pensez votre histoire pour tel support, puis des années plus tard, vous la repensez pour un autre… Economiquement c’est intéressant mais artistiquement, non.
Journaliste :
Justement, quelle est la vraie difficulté dans l’adaptation du dessin au cinéma ?
Marjane Satrapi :
Très sincèrement, lorsqu’on a fait « Persepolis », on avait un film qui se trouvait être un dessin animé mais on n’a pas réfléchi en termes de dessin animé. La raison pour laquelle on a fait un film d’animation, c’est que l’abstraction du dessin permettait d’universaliser le propos alors que des prises de vues avec de vrais décors et acteurs auraient mis une distance. On se serait dit : « ça c’est le tiers-monde, ça ne nous touche pas ». Dans le cas de « Poulet aux prunes », il s’agit d’une histoire d’amour. C’est déjà un thème universel. Et le fait de localiser cette histoire à Téhéran permet une certaine fantaisie (l’opium, l’ange de la mort) qu’on ne pourrait se permettre à Paris, par exemple. Il faudrait le justifier psychologiquement, mette en avant des choses pragmatiques. Et puis nous avions envie d’essayer quelque chose de complètement différent et vous imaginez bien que pour nous, financièrement, c’était comme se tirer une balle dans le pied. Car lorsque l’on a fait un film d’animation en noir et blanc qui a cartonné, il faut faire un autre film d’animation en noir et blanc qui marche. Sauf que c’est hyper chiant de faire ça ! Donc effectivement, d’un point de vue financier, ça a été très difficile : « et pourquoi pas un dessin animé ? », « et pourquoi pas faire plutôt un film politique ? ». Moi, je trouve cela très insultant. En tant qu’Iranienne, suis-je juste bonne à faire des films politiques ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de m’intéresser à l’amour et à d’autres histoires ? Un Israélien n’est pas tout le temps obligé de faire un film sur la bande de Gaza… Donc, ce n’est pas facile mais ça vaut la peine de se battre pour arriver avec un film qui parle d’Iran, tourné dans un studio en Allemagne, avec des acteurs qui viennent du Portugal, d’Italie, de France, du Maroc, d’Iran, etc., en langue française. Je trouve cela superbe.
Journaliste :
La scène des marionnettes et de l’envers du décor des marionnettes parait très personnelle. Tout votre film célèbre sans arrêt la beauté de l’artifice cinématographique. La beauté de jouer avec le décor, le fait de tourner en studio, aussi bien avec les effets numériques contemporains qu’avec les effets mécaniques sur plateau… On a l’impression que vous êtes à la place de cette petite fille qui ne veut pas voir l’envers du décor…
Marjane Satrapi :
Vous avez tout à fait raison. A mon âge -j’ai 41 ans maintenant-, je peux encore gober n’importe quoi ! J’aime bien qu’on me raconte des conneries, il suffit d’y mettre le ton et je le crois. Cette chose-là, je n’ai pas envie de la perdre. Justement, avec M. Roche qui est lyonnais et qui est le monteur du film, on était en train de tourner à côté du QG de Sarkozy, encerclé par des camions de CRS, et il m’a dit : « Tu sais, les CRS, dans leurs camions, ils lisent tous les livres de Gandhi ». Et moi : « Ah bon ? », « Oui, c’est pour trouver une balance entre ce qu’on leur demande et leur paix intérieure ». J’ai alors commencé appeler les gens pour leurs raconter cette histoire, jusqu’à ce qu’ils me disent que c’était des bêtises. Je n’ai pas du tout envie de voir l’envers du décor. C’est certainement aussi pour cela qu’à un moment de ma vie, je suis allé vers la politique et que je me suis rendue compte très vite que cet univers n’était pas pour moi. Cela ne m’a pas seulement dégoutée des politiciens, ça ma dégouté de la vie, des hommes, des femmes… Je n’avais plus aucune croyance en rien. Je me dis qu’avec un film comme « Poulet aux Prunes », qui n’est certes pas un film politique comme Persepolis, je peux dire « regardez ce pays, sur lequel on a autant de préjugés, à travers Ahmadinejad et les barbus et tout cela. Et bien en 1958, il y a un homme qui est mort pour l’amour d’une femme ». Je pense que cela vaut tous les sujets du monde.
Journaliste :
Avez-vous eu des influences pour « Poulet aux prunes » ?
Marjane Satrapi :
Forcément. La scène entre Nasser Ali et son frère fait référence au « Cabinet du docteur Caligari », les gros seins c’est du Fellini… Evidement, lorsque l’on fait du cinéma, on a des références. Mais après, il faut se poser la question : « Est-ce que les références fonctionnent même si on ne les connait pas ? ». Si ça marche, alors tant mieux. Mais les références ne viennent pas que du cinéma. Par exemple, pour la scène de Socrate, nous avons repris le tableau de David, donc ça peut venir de la peinture, de la musique…
Journaliste :
Comment Mathieu Amalric s’est-il intégré à cet univers ? Car on l’a vu le plus souvent dans un cinéma réaliste d’auteur et là, on le retrouve dans quelque chose de beaucoup plus graphique.
Marjane Satrapi :
Mathieu a été super. Très sincèrement, je l’aimais déjà beaucoup en tant qu’acteur. C’est quelqu’un qui peut fait un film de Delpechin et le méchant dans James Bond, et le moitié-mort dans « le Scaphandre et le papillon ». J’aime beaucoup, beaucoup cet acteur. Je l’avais rencontré une ou deux fois auparavant comme ça, et nous avions discuté un petit peu. En fait, Mathieu Amalric ne joue pas un rôle. Il devient un personnage. Il a beaucoup d’imagination. C’est quelqu’un de très talentueux et de très intelligent. Ce n’est pas un acteur trop intellectuel. Il n’a pas besoin de méthode « Actor Studio », de puiser au fond de lui, etc. Ce genre de trucs, c’est cool quand vous vous appelez Marlon Brando. Mais lorsqu’on n’est pas Marlon Brando, il faut éviter (rires). Il est très facile à diriger. Sur les trois mois de tournage, on a eu une relation très proche. J’avais déjà un a priori très positif avant de travailler avec lui. Et après, je ne peux que penser que c’est quelqu’un de merveilleux en plus d’être un grand acteur.
Journaliste :
C’est le premier film dans lequel il a tourné en tant qu’acteur depuis « Tournée »…
Marjane Satrapi :
Oui ! En plus, il ne voulait plus faire l’acteur ! Car au moment où il a annoncé cela, j’étais vraiment dans la panade : mon premier choix était Mathieu Amalric et mon deuxième était Mathieu Amalric… Donc l’un de mes copains m’a dit : « tu peux l’appeler, mais il ne veut plus faire acteur ». Je savais qu’il aimait beaucoup mes livres, alors je l’ai appelé et il m’a dit : « mais Marjane, comme veux-tu que je refuse un projet comme celui-ci ? ». Et ça a été la même chose avec Isabella Rosselini, que j’ai appelée en la suppliant dès le départ pour qu’elle accepte sans même lire le scénario ! On a été vraiment bénis. Jamel a participé en s’absentant trois jours d’un autre tournage. Et même si Edouard Baer m’a fait chier pendant trois mois encore après le tournage, il était adorable. Il est venu pendant quatre jours sur le tournage et il m’a répété deux cents fois : « tu ne m’aimes pas pour mon corps, tu m’aimes seulement pour ma voix, autrement tu ne me masquerais pas comme cela, tout en noir ! » (rires). C’était vraiment formidable. Ils étaient tous formidables.
A côté de tous ces acteurs, nous étions entourés d’une équipe merveilleuse, avec un chef opérateur extraordinaire qui s’appelle Christophe Beaucarne, un chef déco qui était magnifique, Udo Kramer, un jeune Allemand de 34 ans, qui était vraiment sur la même longueur d’onde que nous. On a eu un monteur lyonnais hors pair, Stéphane Roche, avec qui on a fait « Persepolis », et notre maquilleuse Nathalie Tissier, qui avait travaillé sur « Charlie et la chocolaterie »… Tous les gens qui ont participé étaient superbes, d’autant plus qu’ils ont acceptés d’être payés au minimum syndical, car ils aimaient le projet. Donc c’était vraiment un beau geste pour le film.
Je vous dis, du côté financier on a toujours des problèmes. Par contre du côté artistique, jamais. Après « Persépolis », je me disais que c’était tout cuit d’avance ! On avait gagné aux Oscars, on a eu deux Césars, on a eu pleins de prix… On pensait faire le suivant les doigts dans le nez ! Et bien c’était comme si je n’avais rien fait du tout de ma vie. Et je pense que, du moment que vous proposez de nouvelles choses, ça sera toujours comme cela. Mais ce n’est pas grave, maintenant je sais. Pour le prochain film, je saurai que ça sera dur mais on y arrivera !
Alexandre Romanazzi Envoyer un message au rédacteur