THE LOOK OF SILENCE
Devoir de mémoire
Un homme regarde une interview de 2003, sur laquelle un tortionnaire en survêtement explique les tortures qu’il a jadis infligées. Il s’agit d’Adi Rukun, ophtalmologiste itinérant, qui parcourt les villages d’Indonésie, délivrant des paires de lunettes, et tentant en même temps de trouver des informations sur les circonstances de la mort de son frère aîné…
L'Américain Joshua Oppenheimer poursuit son travail de mémoire, explorant les conséquences du coup d'état de 1965 en Indonésie, qui fit plus d'un million de morts en un an, tous les supposés communistes étant arrêtés et exécutés. Après "The Act of killing", où il filmait avec une effrayante proximité, des anciens bourreaux rejouant fièrement leurs exactions, il suit cette fois-ci un jeune homme ayant perdu son frère dans le massacre de la Snake River, cherchant à faire s'exprimer les témoins du massacre. Mais une fois de plus c'est le silence qui domine, seuls les anciens tortionnaires, aujourd'hui protégés, osant s'exprimer.
Ce silence, Oppenheimer l'utilise d'ailleurs pour ouvrir et conclure son film, montrant dans l'obscurité, une colonne de camions avançant sur un chemin, comme pour exprimer l'emprise qu'exerce encore de nos jours la junte militaire, verrouillant la parole des victimes et des témoins, enserrant son documentaire dans un terrifiant mutisme. Alternant les scènes où l'ophtalmo qu'il a décidé de suivre regarde des extraits de « The Act of killing », découvrant différents bourreaux, soldats ou miliciens rejouant les massacres, et celles où il discute avec des villageois, le réalisateur américain capte le malaise, le changement progressif de regard et le désarroi face à ce qui n'est pas exprimé : le regret ou la honte.
Finalement c'est au désir de tout un peuple d'oublier le passé que nous confronte Oppenheimer, toutes les personnes rencontrées invoquant le silence, le fait que la plaie est refermée, pour éviter de se souvenir. Qu'il s'agisse des civils qui refusent encore d'évoquer ce qui s'est passé, des familles de bourreaux qui ne veulent pas savoir ce qu'ont fait leurs parents, à part un d'entre eux qui pense que ce genre d'événement se reproduira, tous considèrent que « le passé est le passé ». Le devoir de mémoire dont s'est emparé le cinéaste semble alors d'autant plus important, celui-ci allant jusqu'à provoquer la confrontation avec la famille du chef de la milice.
Montrant à nouveau toute l'étendue de l'inhumanité, qui aurait tendance à se transmettre aux générations suivantes, il questionne aussi le rôle de la religion musulmane et de son dévoiement dans les massacres. Et l'horreur revêt alors une nouvelle fois plusieurs niveaux, depuis l'ignoble obligation des uns à vivre entourés de leurs bourreaux (en croyant que ceux-ci seront punis dans l'au-delà), jusqu'aux principes même de barbarie des tueurs qui ne devaient pas couper deux fois une même victime (ce qui « posait un problème avec les seins » !). Un film édifiant qui se clôt sur l'image simple et puissante de larves de papillons sautillant dans une table, laissant planer le doute sur la nature de la nouvelle génération. Indispensable.
Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur