LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ
Une longue marche funèbre
1940, dans un goulag de Sibérie, un groupe formé de prisonniers venus de tous les horizons s’évade de l’enfer carcéral soviétique. Mais au-dehors, ce sont des milliers de kilomètres de toundra glacée et des températures abyssales qui les attendent, ainsi que la crainte permanente d’être dénoncés par les paysans désireux de toucher la prime. Leur seul espoir : rejoindre le lac Baïkal, long de 600km, et descendre jusqu’à la frontière mongole, à pieds et sans carte ni boussole…
Absent durant les dernières années, depuis la sortie de « Master and Commander » en 2003, Peter Weir, le plus talentueux des cinéastes australiens, a pris le temps de choisir un sujet fort pour sa nouvelle fiction. Derrière ce titre français un poil racoleur, qui rappelle les films de guerre hollywoodiens des années trente (« Les Chemins de la gloire » d’Howard Hawks) et fait référence à la trilogie littéraire de Jean-Paul Sartre, se dissimule un roman autobiographique de Slawomir Rawicz, « A marche forcée » . Officier de l’armée polonaise durant la Seconde Guerre mondiale, capturé par les Soviétiques et envoyé dans un goulag de l’Est de la Sibérie, Rawicz aurait organisé une spectaculaire évasion du camp de travail avec un petit groupe de détenus, et tous ensemble, ils auraient ensuite marché le long du lac Baïkal jusqu’à la Chine, passant par le désert de Gobi pour rejoindre le Tibet puis l’Inde. Soit un trajet d’environ 10 000 kilomètres effectué dans des conditions extrêmes et changeantes, depuis le froid sibérien jusqu’aux sommets de l’Himalaya, avec en interlude les chaleurs abrutissantes du désert, sur fond de tensions et d’émotions démesurées.
Cependant, la véracité des faits relatés par Rawicz a été largement remise en cause par une enquête de journalistes de la BBC dans les années 2000, enquête qui établit que l’auteur, pour de nombreuses raisons, n’a pas pu accomplir ce terrible voyage ; il semblerait que Rawicz fût libéré du goulag après une amnistie généralisée et qu’il racontât dans son livre des péripéties douteuses, à la limite du vraisemblable – dont une rencontre avec de mystérieux hommes des neiges dans l’Himalaya ! Les fariboles de Rawicz, qui se serait en réalité inspiré du récit de codétenus, donnent paradoxalement au film de Peter Weir un cachet fictionnel notable : « Les Chemins de la liberté » est d’abord un grand film sur l’imaginaire et l’espoir porté par des hommes condamnés à une mort certaine. L’invention aventureuse, qui domine le genre littéraire depuis Lucien de Samosate, est certes plus puissante qu’une réalité dénuée de situations rocambolesques.
Quelques hommes aux origines éloignées, l’ingérence d’une jeune femme, une aventure qui laisse en chemin la plupart de ses membres, et un destin hors du commun forment la recette d’un succès cinématographique en puissance. Il est aisé de voir ce qui a attiré l’attention du réalisateur (et de son co-scénariste Keith Clarke) dans cette incroyable histoire, lui qui aime particulièrement décrypter les caractères de personnages confrontés à un environnement à la fois hostile et excitant. Le goulag soviétique, lieu de travail et de mort, devient pour Weir l’espace des rencontres possibles et des fortunes mêlées. S’y croisent Janusz (Jim Sturgess), jeune officier de la cavalerie polonaise –(et alter-ego de Rawicz) emprisonné par les Soviétiques parce qu’il connaît bien l’anglais ; M. Smith (Ed Harris, impérial et laconique), un Américain venu en U.R.S.S. pendant la Grande Dépression pour travailler au métro moscovite, envoyé à la geôle après avoir vu son fils assassiné par ceux qui venaient les arrêter ; Valka (étonnant Colin Farrell), un dangereux urki criblé de dettes de jeu ; et Khabarov (Mark Strong), acteur malchanceux, condamné en tant qu’ennemi du peuple, qui ne pousse ses camarades à l’impossible évasion que pour s’en nourrir et garder espoir. Ils seront rejoints par deux Polonais, un Letton et un Yougoslave à l’humour féroce et salvateur. Chacun d’eux possède un talent particulier, une force propre ; mais aucun n’est préparé à cette invraisemblable marche funèbre à travers le pays, qui les verra tomber un par un.
A l’instar de « Master and Commander », « Les Chemins de la liberté » possède tous les atours d’un film d’action à l’intensité débordante, alors qu’il laisse la part belle à la contemplation des paysages et aux rapports humains en vase clos. On se souvient que le premier, encadré par deux grandes scènes de batailles navales, se déployait selon une logique réflexive, privilégiant l’exégèse de la vie quotidienne sur les navires de la Marine Royale britannique. Le second traduit également un intérêt plus profond pour les comportements que pour les explosions de suspense, car dès lors que le groupe de détenus a quitté le goulag, le film se transforme en un étonnant panorama où les dangers mortels affleurent comme des rochers tranchants sur un fleuve paisible. Basés en Bulgarie et au Maroc, les décors extérieurs ont été filmés avec un soin tout particulier : la découverte du lac Baïkal ou la traversée du désert de Gobi, avec pour seule réserve d’eau une outre pleine, sont autant des merveilles de mise en scène que des réussites dramatiques. Cette belle matérialisation de paysages si différents, étonnement vivaces devant nos yeux, répond à la précision avec laquelle Weir a reconstitué le decorum de l’époque, faisant apprendre un peu de russe et de polonais à ses comédiens, nourrissant leurs personnages à l’aide de documents sur les goulags, les purges et les évasions, poussant Jim Sturgess à rencontrer d’anciens détenus, dans un souci du détail qui illustre le besoin commun de rendre concrets une période et des événements mal connus du public.
La dimension humaine, basée sur un faisceau d’interprétations impeccables (Weir nous prouve qu’il sait parfaitement choisir ses comédiens), est accentuée par l’arrivée, au tiers du film, d’un personnage féminin, Irena. Incarnée par la jeune héroïne de « Lovely Bones », Saoirse Ronan, Irena est une orpheline russe prête à tout pour quitter le pays, y compris à prendre le risque de mentir sur ses origines pour être sûre de s’intégrer. Elle incarne surtout le lien social indispensable sans lequel la cohésion du groupe éclaterait comme un ballon de baudruche ; en pointillés, elle donne un sens commun aux passés éparpillés et aux avenirs incertains des membres de la troupe, interrogeant les uns pour relater aux autres ce qu’elle a appris, favorisant ainsi l’édification d’une voie uniforme vers la liberté. Elle rappelle à tous et à chacun ce que le terme « humain » signifie, et raffermit la volonté de ceux qui sont prompts à perdre espoir.
Le film n’abuse pas de son sous-texte politique, et heureusement, puisque la Guerre froide est définitivement terminée et que l’objet du réalisateur est surtout émotionnel. Ce qui intéresse Peter Weir, c’est d’abord la façon dont ces personnages, venus d’horizons opposés, parviennent à s’entendre et à se rapprocher, notamment par le truchement d’Irena, faisant de leur groupe l’antithèse de la caste dirigeante soviétique qui tend à diviser pour mieux régner – comme l’illustre le prologue qui voit Janusz être définitivement condamné au goulag par les aveux forcés de sa femme. Ce prologue insolite, marginal par rapport au reste du récit, permet au cinéaste d’opérer un glissement des enjeux : il ne s’agit pas tant, pour les personnages, de s’enfuir de leur prison que de revenir in fine à la maison par le biais de l’Inde (le titre original, « The Way Back », concrétise cette finalité). Ainsi Janusz espère-t-il retrouver à temps le chemin du foyer familial afin de montrer à sa femme qu’il ne lui en veut pas, et renouer symboliquement avec sa vie d’avant. Cette pointe de mélancolie, légèrement maladroite, rehausse émotionnellement un film par ailleurs parfaitement maîtrisé.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur