CAPTIVES
« N’est-ce pas une affreuse histoire ? »
Voilà huit ans que la fille de Mathew et Tina, Cassandra, a été enlevée. Depuis, leur couple a volé en éclat, Tina ne pouvant pardonner à Mathew de l’avoir laissée seule, ne fût-ce qu’un instant, dans la voiture. Depuis huit ans, l’équipe de l’officier Nicole Dunlop s’occupe de traquer les kidnappeurs d’enfants, sans perdre tout à fait l’espoir que la petite Cassandra soit encore en vie, quelque part…
La féerie de « La Flûte enchantée » de Mozart, qui rythme les premières secondes du film, ne doit pas dissimuler le fond dramatique de l’histoire qu’Atom Egoyan a choisi de nous raconter. Derrière la beauté de ses envolées lyriques – parmi les plus difficiles à chanter entre toutes les arias –, derrière ses sonorités claires et lumineuses, l’air de la Reine de la nuit traite de meurtre et d’obéissance aux puissances obscures, Pamina étant missionnée par sa mère pour assassiner Sarastro. Egoyan s’inspire de cette opposition entre le fond et la forme en installant son récit dans une petite ville du Canada, où la blancheur immaculée de la neige entre en contradiction avec le ténébreux et insondable abyme de tristesse qui engloutit les parents privés de leur enfant.
Dans ce récit construit sur des dualités, les modèles se confrontent sans cesse à leurs reflets : le présent est corrompu par les échos du passé, Cassandra est partagée entre deux images d’elle-même (à neuf ans et à dix-sept), l’élégance et la préciosité du kidnappeur s’oppose à l’horreur des actes qu’il commet, la réalité se déploie à travers des dispositifs d’images vidéo qui font que chacun est observé par l’autre, etc. « Captives » déroule le récit d’une dualité brisée, d’un couple éclaté. Enfant, Cassandra pratiquait le patinage en duo avec Albert, ils avaient tous deux promis de ne jamais s’exercer avec qui que ce soit d’autre ; la disparition de Cassandra prive Albert de sa partenaire – il n’en cherchera jamais d’autre – et, surtout, casse la paire logique qu’ils formaient, les laissant tous deux incomplets. Le reste suit ce schéma : rupture du couple Mathew / Tina, de la cellule familiale, de la continuité narrative (le film est éclaté entre plusieurs temporalités sans que le passage de l’une à l’autre soit clairement signifié).
L’incomplétude signale un état angoissé du monde, traduisant une incapacité à fabriquer du présent et à produire une succession logique d’événements. Alors, les personnages vivent dans une sorte d’absurde présent continuellement répété, hantés par un « autrefois » qui ne se résout jamais, au bon vouloir du kidnappeur qui laisse en évidence, pour la mère, des objets ayant appartenu à la jeune Cassandra, et au gré du père qui continue d’espérer, à chaque jeune femme prise en stop sur les routes, tomber enfin sur une fille dont il n’est pas même assuré qu’elle soit toujours en vie. Les émotions, elles aussi, sont incomplètes : le jeu sur l’indistinction entre passé et présent fait se succéder des séquences de présence et d’absence de l’être aimé, produisant un trouble émotionnel semblable à l’explosion brutale d’une bulle de souvenirs. Le puzzle narratif, esthétique et émotionnel nous donne à imaginer un tableau d’ensemble mais sans pouvoir mettre le doigt sur les détails qui font sens ; et même le film terminé, certaines pièces manquantes interdisent au spectateur d’atteindre la sérénité de la complétude.
Décousu, complexe et labyrinthique, « Captives » nous invite à réfléchir non pas dans le temps ni dans l’espace, mais à travers la question du récit et de la mémoire. La construction narrative choisie par Egoyan peut sembler artificielle précisément parce qu’elle joue de ses artifices, ainsi que des effets d’échos qu’ils produisent chez le spectateur. Son projet narratif est résumé dans le leitmotiv inventé par Cassandra lorsque, au retour d’un entraînement, son père lui fait remarquer que porter deux chaussures de couleurs différentes lorsqu’elle patine n’est qu’un « truc » qui détourne l’attention de leur numéro. Cassandra lui rétorque : « Ce n’est pas un “truc”, le mot n’est pas approprié ; c’est un gimmick ! » Le gimmick, c’est justement la marque récurrente d’un auteur, une image ou une suite de plans qui se répète, une phrase musicale très courte capable de capter l’oreille de l’auditeur. Le gimmick, c’est ce qui hante l’œuvre par sa répétition. En allant dans ce sens, « Captives » n’use pas de « trucs » de mise en scène, il est tout entier une succession de gimmicks mémoriels, temporels, esthétiques et narratifs, d’images et de sons qui hantent les personnages, avant de hanter le spectateur à son tour.
C’est la narration qui, ici, se révèle être le vrai monstre. Et comme elle, le cinéma peut être un art monstrueux puisqu’il s’emploie à manipuler les émotions par le discours – c’est exactement ce qui est attendu de Cassandra, qu’elle trompe autrui grâce à ses histoires, qu’elle transforme des souvenirs heureux d’enfance en appâts. Atom Egoyan s’en amuse lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, après la confession d’un souvenir douloureux : « N’est-ce pas une affreuse histoire ? » (« Isn’t that an awful story ? »). Une question qui s’applique également à celle qu’il est en train de raconter pour nous.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur