CARRÉ 35
Quand une quête intime trouve un écho universel
L’acteur Éric Caravaca enquête sur un mystère familial : avant son frère et lui, ses parents, qui vivaient alors au Maroc, avaient eu une fille, Christine, morte très jeune. Étrangement, son existence est rarement évoquée et aucune photo ni aucun film n’ont été conservés…
Il existe fort peu de documentaires parvenant à proposer une telle force et à imbriquer autant de thématiques avec un tel brio ! Après un énigmatique travelling en noir et blanc qui plonge dans une fenêtre sombre (un élément de suspense qui trouvera une réponse vers la fin), le début apparaît presque anodin, au moins dans la forme : l’acteur-réalisateur Éric Caravaca (qui avait auparavant écrit et réalisé une fiction, "Le Passager", et participé à l’écriture du téléfilm "Neuf jours en hiver" d’Alain Tasma) filme un entretien avec sa propre mère, laissant le micro-cravate très visible et conservant le son hors-champ des questions. Quand cette femme évoque sa fille disparue, ses réponses intriguent très rapidement, tant par leur contenu que par cette apparente froideur avec laquelle elle cite des éléments pourtant tragiques. Malgré ces mystères, le spectateur n’est pas (encore) totalement happé par cette introduction, car Caravaca semble s’engager dans une exploration intime dont on ne perçoit pas immédiatement la portée universelle.
Cependant, les archives qui suivent, accompagnées par une musique discrète mais angoissante, parviennent à créer un certain malaise et à subjuguer pour la prouesse que propose ce film : montrer l’absence, l’oubli, le vide ! L’écho provoqué par le commentaire et la vidéo du propre fils d’Éric Caravaca contient à lui seul la promesse de ce documentaire : relier cette histoire oubliée et singulière à l’histoire personnelle de n’importe qui – et donc, possiblement, à celle de n’importe quel spectateur.
Si le documentaire peut s’avérer austère par moments, il livre un crescendo émotionnel qui peut toucher à différents niveaux. L’enquête sur les mystères entourant la sœur du réalisateur devient rapidement une quête d’identité qui dépasse la seule famille Caravaca. Dans bien d’autres films, la diversité des sujets pourrait conduire à une dispersion fatale. Pas ici. Comme un détective qui élargit sa vision pour comprendre son affaire, Éric Caravaca parvient avec maestria à lier son histoire et l’Histoire avec un grand « H », et le film atteint une incroyable universalité à travers ses réflexions sur le deuil, le déni, la mémoire, la colonisation (le film apparaissant comme un écho lointain à "Afrique 50" de René Vautier), le handicap, l'altérité, la parentalité, ou encore le cinéma (avec un regard nouveau et séduisant sur la fameuse "Arrivée d’un train en gare de La Ciotat" de Louis Lumière). La richesse est d’autant plus étonnante que le film est court : 1h07 seulement, générique compris.
Mieux : alors que le début pouvait laisser présager une certaine banalité formelle, le film propose très vite un cinéma très abouti, avec une grande leçon de montage et une beauté parfois saisissante – citons un magnifique travelling latéral sur le front de mer de Casablanca ou ce plan contemplatif d’une vague, filmée en plongée, qui semble effacer le passé sur le sable.
Il y a fort à parier que ce film devienne un classique du cinéma documentaire ! Et qu’il vous tire des larmes au moins dans les derniers instants, bouleversants. Des émotions que la musique de Florent Marchet prolonge dans le générique pour qu’elles résonnent en nous bien après la fin du film.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur