EL CHINO
Un conte argentin
Le voyage transatlantique du cinéma argentin en direction de l’Hexagone est porté par le regard charmeur de Ricardo Darin, et particulièrement par la clarté hypnotique de ses yeux, qui a su convertir les spectateurs français, depuis les films du regretté Fabián Bielinsky (« Les Neuf reines » et « El Aura ») jusqu’à l’intérêt porté par la critique de chez nous aux deux chefs-d’œuvre que sont « Dans ses yeux » de Juan José Campanella et « Carancho » de Pablo Trapero. Sur son seul nom, l’acteur natif de Buenos Aires peut désormais attirer dans les salles une foule de spectateurs – et surtout de spectatrices en délire, celles-là même qui le qualifient sans vaciller de George Clooney argentin.
Avec « El Chino », comédie dramatique de moyen acabit réalisée par Sebastián Borensztein, Ricardo Darin confirme à nouveau tout le bien que l’on peut penser de lui, en endossant le rôle d’un Roberto acariâtre et misanthrope au sourire absent et à la parole rare. Son personnage, si méprisable, si détestable, n’est que le reflet de son époque et du contexte social qui l’environne, marqué par l’égoïsme et le rejet instinctif d’autrui. Mais il est en même temps attirant, parce que le visage de l’acteur lui confère une sorte de fébrilité qui, derrière l’armure, ne demande qu’à être touchée du doigt pour se transformer en affection. Il faut l’arrivée impromptue d’un importun Chinois, tout juste débarqué de son pays natal, taciturne et silencieux par nécessité – ne parlant pas un mot de la langue locale, il met rapidement de côté l’idée de se faire comprendre de son hôte involontaire – pour que la mécanique Roberto, cette mécanique parfaite fonctionnant sur le rejet de l’Autre, commence à se gripper.
S’il n’est pas évident, en Argentine comme ailleurs, de trouver l’équilibre parfait qui permet à une comédie dramatique de fonctionner à l’écran, Sebastián Borensztein parvient à son but en s’appuyant sur son formidable duo d’acteurs, qui assume le côté dramatique, tout en créant de l’humour à partir des situations cocasses qui se succèdent dans les vies mêlées de Roberto et de Jun. Le contexte social lui-même restant discret, « El Chino » se donne avant tout comme une œuvre de comédiens, le véhicule parfait pour la mise en valeur de caractères ambigus. Heureusement, car le réalisateur aurait du mal à faire reposer l’intérêt de son film sur sa mise en scène un peu plate ou son manque de véritable profondeur contextuelle.
Avec intelligence, il met plutôt l’accent sur une particularité de Roberto : celle qui l’incite à collectionner, dans de gros albums, des coupures de presse relatant des anecdotes improbables venues du monde entier. Ce besoin compulsif de conserver ces histoires étranges, incroyables, Borensztein en fait le chemin d’accès aux secrets de la personnalité de son personnage principal, qui ne vit son existence que par procuration, à travers les récits délirants du quotidien d’autres Terriens, comme lui abandonnés au sort. Il faut que son quotidien à lui devienne tout aussi improbable – lorsque Jun lui raconte comment le récit d’une vache tombant sur une barge chinoise lui est vraiment arrivé – pour que Roberto finisse par reconnaître l’exceptionnelle simplicité de sa propre vie comme de celle des autres. La fin, attendue, n’a donc rien d’une révélation sur Roberto ; il s’agit plutôt d’une confirmation d’un « retour à la sociabilité » pour lequel le personnage avait abandonné tout espoir, au profit d’un morne quotidien consistant à compter le nombre de clous contenu dans une boîte. Et la confirmation, sans surprise, du talent d’un comédien qui tient quasiment sur ses seules épaules la qualité d’un film qui en serait, sinon, sérieusement dépourvue.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur