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HEIMAT 1, CHRONIQUE D'UN RÊVE

Un film de Edgar Reitz

Du rêve comme échappatoire face à la misère

Au début des années 1840, dans le village allemand (fictif) de Schabbach, le jeune Jakob est témoin de l'exode croissant de ses compatriotes pour l'Amérique du Sud, lui qui rêve d'ailleurs, au grand dam d'un père qui préférerait le voir travailler à la forge ou dans les champs plutôt que de passer son temps à lire des livres...

« Chronique d'un rêve » est le premier chapitre d'un diptyque qui fait figure de prologue à « Heimat », une série allemande culte dont trois saisons sont sorties respectivement en 1984, 1992 et 2004. L'avantage d'un prologue, c'est qu'il peut être apprécié à la fois par ceux qui ont vu la série (ceux-ci auront sans doute le bonheur de retrouver Marita Breuer l'actrice-phare de la série dans un rôle qui pourrait être l'aïeule du personnage qu'elle campait précédemment) et par ceux qui ne la connaissent pas (ceux-là auront sans doute envie de découvrir la série, ce qui est le cas de votre humble serviteur). Autre précision avant de plonger dans le vif de la critique : le mot allemand « Heimat » est intraduisible en français, ce concept se situant grosso modo à mi-chemin entre foyer et patrie (sans arrière-pensée nationale ou politique), tout en possédant une symbolique maternelle forte et en sous-entendant une idée de bonheur et de Paradis. C'est donc ce concept complexe que Reitz continue d'interroger et d'illustrer au fil d'une œuvre qui explore l'Histoire allemande.

D'autres que moi vous parleraient, avec pertinence, des nombreuses influences de Reitz, notamment le cinéma allemand mais aussi des réalisateurs japonais comme Mizoguchi ou Kurosawa. Pour ma part, je vais me risquer à définir ce premier chapitre comme une rencontre improbable entre « Le Ruban blanc », « Chat noir, chat blanc » et « Dogville ». La comparaison avec le film de Michael Haneke n'est évidemment pas seulement due à la magnifique photographie en noir et blanc et à la langue allemande : la façon dont Reitz filme ses personnages fait parfois penser au traitement que fait Haneke des siens, en s'immisçant dans leur quotidien tout en conservant une certaine distance, l'équilibre des deux démarches permettant au spectateur de ressentir en même temps ses propres émotions grâce à une certaine distanciation, et celles des personnages. Du coup, dans les deux films, on se sent imprégné par la société dépeinte tout en profitant du recul culturel et temporel.

Le rapprochement avec « Dogville » vient de l'importance de la pression sociale et du regard collectif dans un village isolé, ainsi que de l'importance du dispositif caméra pour faire ressentir symboliquement les enjeux. Ici, les mouvements de caméra créent parfois d'impressionnants vertiges, régulièrement appuyés par la musique hypnotique ou déstabilisante de Michael Riessler. Enfin, le parallèle avec le film de Kusturica se justifie dans la relative folie de certains personnages, notamment celle du jeune héros, Jakob, rêveur décalé qui paraît inadapté pour sa société d'origine, mais aussi du duo féminin composé de Jettchen et Florinchen, jeunes femmes espiègles, liées par une intense amitié (avec une légère ambiguïté lesbienne) et par une envie commune de profiter de la vie. La scène où Jakob les surprend à se rouler nues dans un pré, celle où les deux jeunes femmes sont dans le champ de blé, ou encore la séquence de la fête du village, entrent en résonance avec « Chat noir, chat blanc » pour leur côté déluré, l'importance de la musique festive ou encore la partie de cache-cache qui symbolise la coexistence de la pudeur et du désir.

Le noir et blanc est d'une telle beauté qu'il est capable à la fois de renforcer le caractère miséreux du village et de magnifier la fraîcheur des jeunes personnages. Mais Reitz ne se contente pas de ce noir et blanc somptueux et y ajoute des touches de couleurs avec la virtuosité esthétique d'un peintre pointilliste. Contrairement à la démarche de Spielberg dans « La Liste de Schindler », Reitz ne s'en sert pas pour des raisons scénaristiques. Il s'agit ici de souligner subtilement le regard des personnages, d'en percevoir les sentiments. Ce sont souvent des éléments lumineux (le feu, le fer rouge, la pierre d'agate, la pièce d'or...) qui peuvent susciter tant l'espoir que le mystère ou l'inquiétude. Ce mélange de noir et blanc et de couleurs n'empêche pas le réalisme de la reconstitution historique mais permet aussi de s'en démarquer. Cette esthétique est ainsi en accord avec le personnage central de Jakob, qui garde un lien fort avec sa terre et avec certains membres de sa famille (donc avec le « Heimat »), tout en étant spirituellement exilé, plongé dans sa fantaisie qui l'invite constamment à rêver d'ailleurs. Peu importe, donc, que l'on ait des doutes sur la crédibilité d'un tel personnage de modeste villageois ayant facilement accès aux livres et maîtrisant plusieurs langues étrangères dont de lointains dialectes sud-américains. L'intérêt est de faire de Jakob une allégorie de l'exil : à la fois un arrachement subi, rendu nécessaire par des obstacles jugés insurmontables, et une fascination pour un nouvel horizon synonyme d'un mélange inextricable d'espoirs et d'illusions. À travers ce personnage, le film devient une aventure hors norme car immobile et chimérique.

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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