AMNESIA
Amnésie volontaire
Début des années 90, un an après la chute du Mur de Berlin. Martha habite dans une belle maison isolée sur la côte de l’île d’Ibiza. Un jour son nouveau voisin, un DJ de 20 ans prénommé Jo, se rend chez elle pour soigner une brûlure. Ils vivent tous les deux seuls, l’une « simplement » sans électricité ni eau courante, l’autre pour créer sa musique dans l’espoir de se produire dans la boîte « L’Amnesia » qui fait danser les jeunes touristes d’Ibiza… Des liens de forte amitié se créent au fur et à mesure de leurs rencontres…
Barbet Schroeder, le réalisateur de "JF partagerait appartement" ou "La Vierge des tueurs", revient enfin sur les écrans, après plusieurs années d’absence. "Amnesia" est un projet beaucoup plus personnel, l’histoire étant librement adaptée de celle de sa mère. Une mère allemande qui a élevé le petit Barbet dans le déni de sa langue maternelle. Le cinéaste a donc mûri une histoire sur une Allemande vivant à Ibiza (dans la résidence même où vécut durant de longues années sa propre mère, pour la petite histoire), qui a quitté son pays et qui ne veut plus du tout en attendre parler… Elle se confronte à ses racines le jour où son nouveau voisin se trouve être un Allemand de 50 ans plus jeune qu’elle et avec qui elle nouera une tendre affection. Ce rapprochement et leur différend sur l’Histoire l’amèneront à revoir ses jugements qu’elle croyait indéfectibles.
Après une projection à Cannes en 2015, voici donc que débarque ce 17e film du réalisateur suisse né en Iran et à la carrière internationale ! Bien que traitant du ressenti du peuple allemand sur les agissements des Nazis lors de la seconde guerre mondiale et du malaise qu’a pu éprouver tout un peuple au sortir de la guerre, le film de Schroeder n’a, à ce jour, pas encore de distributeur intéressé de le projeter outre-Rhin… On voit bien comment la gêne et le trouble sont encore d’actualité sur ce sujet très brûlant. Peu d’implication de l’Allemagne donc, bien que des comédiens de renoms soient du casting : le jeune comédien Max Riemelt (vu en policier gay dans "Free Fall"), Corinna Kirchhoff ("Sous toi, la ville"), sans oublier le grand Bruno Ganz (qui interprétait Hitler dans "La Chute").
Schroeder s’empare donc d’un sujet tabou : le silence que s’impose un peuple qui refuse de revenir sur son passé tortueux qu’il souhaite en partie enterrer pour toujours. Martha est de ceux-là. Elle a fui l’Allemagne, ne parle plus qu’en anglais, refuse de monter dans les Coccinelle Volkswagen et ne s’autorise que quelques lectures ou musiques germaniques. Alors quand elle nouera un lien privilégié avec Jo, un jeune DJ de 20 ans, ses convictions commenceront à voler en éclat. Les scénaristes ébranleront également les certitudes de Jo. Personne n’est épargné dans cette love story platonique sur fond d’Histoire – la grande – et d’histoires – les plus petites.
Où se trouve la limite entre le devoir de mémoire et le besoin d’en garder un peu pour soi ? Doit-on punir un pays en l’ignorant et en le boycottant ou doit-on tourner la page et avancer ? Avec le temps, les générations se succèdent et toutes ces questions prennent vie ou perdent sens… Qu’en sera-t-il quand plus personne ne sera vivant pour en parler et témoigner ? Barbet Schroeder contemple ces êtres dans une nature presque ironiquement vierge alors qu’on se trouve sur l’île branchée d’Ibiza. Et il ne s’arrête pas là dans les contradictions de notre monde. Âges et sexes opposés, visions différentes, croyances malmenées, musiques très variées, réalité vernie et arrangée. Nous vivons parfois dans des illusions qui peuvent nous dépasser ou nous toucher directement. Même l’amour est un sentiment qui peut être vécu différemment dans le regard de deux personnes qui cultivent une relation forte sans jamais se toucher mais tout en se frôlant sans cesse !
On regrettera seulement le caractère un peu trop convenu du déroulement de l’intrigue, sans omettre ce plan final d’une lourdeur presque gênante… Toutefois, les comédiens sont épatants, toutes générations confondues, du jeune et prometteur Max Riemelt à la trop rare et expérimentée Marthe Keller. Les rapports entre les deux personnages qu’ils incarnent resteront gravés dans nos mémoires grâce à la mise en scène inspirée de Barbet Schroeder (voir notamment la belle scène des ombres chinoises qui permettent aux protagonistes de se « chevaucher » virtuellement). Non, ça vraiment, on n’est pas prêts de l’oublier…
Mathieu PayanEnvoyer un message au rédacteur