À TROIS ON Y VA
Entre l’isocèle et l’équilatéral
L’amour qui prend par surprise : c’est peu dire que Jérôme Bonnell connaît son sujet si l’on en juge par son précédent film, "Le Temps de l'aventure", centré sur la naissance d’un sentiment amoureux entre Gabriel Byrne et Emmanuelle Devos. Même s’il continue de s’attacher aux liaisons, le réalisateur passe cette fois-ci au niveau supérieur : on évolue d’une à deux dimensions, on ajoute un point aux deux autres, et la ligne droite se transforme ainsi en triangle. Pas facile, cela dit, d’aborder une histoire d’amour à trois sans sombrer inévitablement dans les clichés habituels, les plus handicapants étant ceux du traditionnel vaudeville théâtral avec mensonges à gogo, trivialité jamais décoincée, amant(e) caché(e) dans le placard, conjoint(e) chopé(e) en flagrant délit d’adultère, etc… La bonne nouvelle, c’est que Bonnell joue habilement avec les clichés pour mieux les transcender par un mélange incroyablement digne d’humour décalé, de subtilité narrative et d’effervescence sensuelle.
Histoire de poursuivre la métaphore géométrique, on considérera que la beauté (naissant forcément d’un certain décalage relationnel) et la drôlerie (même chose) d’un triangle amoureux ne peuvent que s’intensifier qu’à partir du moment où ce dernier passe de l’équilatéral à l’isocèle. La stimulation naît toujours du moment où l’équilibre est rompu, mais encore faut-il que quelque chose d’évanescent en résulte. En cela, il faudra atteindre un final déchirant, où le triangle redeviendra brutalement une ligne droite plus solidifiée qu’au début, pour se rendre vraiment compte de la subtilité d’un film avant tout simple et sincère, toujours enclin à tirer parti de ses situations comiques (surtout le mensonge : comment garder secrète une paire de relations adultères ?), entièrement guidé par les jeux de l’amour et du hasard. Il y a donc du Marivaux là-dedans, mais aussi du Rohmer, surtout lorsqu’il s’agit de peindre délicatement la difficulté – voire l’impossibilité – à jongler avec l’amour qui surgit de toutes parts. En cela, le personnage de Mélodie (Anaïs Demoustier) rejoint assez facilement celui de Melvil Poupaud dans "Conte d’été", perdu dans ses sentiments face à trois jeunes femmes qui craquent pour lui, tel un petit rocher instable qui ne sait plus par quelle vague il doit se laisser emporter au large.
La force de Bonnell est d’avoir trouvé l’équilibre parfait entre la tension, la drôlerie et la mélancolie, à chaque fois au travers des multiples séquences qui installent le mensonge au sein du trio. Une suite de points de bascule en lien direct avec la situation personnelle des trois héros (de jeunes adultes à la vie sociale plus ou moins établie, tous situés à un moment pivot de leur existence) jusqu’à ce que la sensualité s’installe d’un coup sec lorsque le pot aux roses se voit inévitablement révélé. Parler de sensualité est d’ailleurs un euphémisme, tant les échanges amoureux font preuve d’une puissance érotique assez inattendue : entourant un Félix Moati parfait dans la désorientation permanente, les sublimes Anaïs Demoustier et Sophie Verbeeck font compétition égale aux jeux de l’attraction et de l’intériorité, où le chaud semble cacher le froid et vice versa. Le film doit tout à ce prodigieux trio de comédiens, tous les trois impliqués corps et âmes dans leurs rôles respectifs. À trois ils y vont donc, et ils y arrivent. Un triangle parfait.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur