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TOKYO !

Tokyo, je t’aime, moi non plus

« Interior Design » de Michel Gondry :
Un jeune couple arrive à Tokyo avec l’intention d’y vivre. Lui est réalisateur et tente de se faire connaître en organisant des projections de son film. Elle est créative aussi mais ses objectifs sont plus flous. Logeant provisoirement chez une amie, ils s’adaptent comme ils peuvent, manquant de repères et de réalisme par rapport aux conditions de vie tokyoïte…

« Merde » de Leos Carax :
Un homme mystérieux, manifestement occidental, surgit des égouts de Tokyo et sème la panique, jusqu’à commettre l’irréparable. Capturé, il est emmené devant la justice, où il est défendu par un avocat français tout aussi étrange…

« Shaking Tokyo » de Bong Joon-ho :
Un homme vit depuis plus de dix ans reclus dans son appartement, évitant le monde extérieur. Une livreuse de pizza va bouleverser ses habitudes…

Non, ceci n’est pas une version tokyoïte de "Paris, je t'aime" mais ça aurait presque pu être le cas, bien que ce soit constitué de trois propositions seulement (contre dix-huit à Paris). Une fois n’est pas coutume, ce film collectif est plutôt homogène, que ce soit pour la durée (pas de déséquilibre entre les trois segments), pour la tonalité (des touches de fantastique et de noirceur) et pour la qualité. Les trois réalisateurs, non japonais, s’approprient avec brio la ville de Tokyo, rendant hommage à cette ville et à la culture nippone tout en délivrant des discours critiques vigoureux, évitant ainsi une sorte de béni-oui-ouisme qu’aurait pu produire une admiration béate.

Le premier segment, "Interior Design", est une transposition libre de la bande dessinée "Cecil et Jordan à New York" de Gabrielle Bell, qui a participé à l’adaptation au côté de Michel Gondry. Le Français brosse le portrait d’un couple de jeunes artistes venus tenter leur chance dans la capitale (le jeune homme réalise des films, sa copine crée des œuvres plastiques avec la technique du découpage). Ce récit sensible, à fleur de peau, évoque la densité tokyoïte, la promiscuité, mais surtout la difficulté à exister, à trouver sa place, à conserver l’estime de soi ou la modestie dans une quête de reconnaissance, avec également toute la question du gouffre entre désirs et réalité (recherche d’appartement, fourrière, job d’appoint…).

Au départ, les touches gondryesques sont très discrètes, reléguées à quelques micro-détails ou au film dans le film, "The Garden of Degradation" (traduit par "Le Jardin de la déchéance" dans les sous-titres français), œuvre underground, expérimentale et bricolée qui fait dire à son ambitieux réalisateur : « je veux briser la surface de l'écran et forcer le spectateur à entrer dans le film ». Dans sa dernière partie, "Interior Design" retrouve plus explicitement le style Gondry, avec cette femme-chaise qui finit par tirer parti de sa symbolique invisibilité pour se sentir utile.

Vient ensuite une proposition plus sombre d’un autre cinéaste français, le trop rare Leos Carax, qui réalise à sa façon un film de monstres dans son segment intitulé "Merde", d’après le nom dont il affuble son personnage principal, un Européen marginal en costume vert qui surgit des égouts et sème la panique dans les rues de Tokyo. Incarné par un Denis Lavant forçant impeccablement les aspects grotesques de son rôle baroque, cet anticonformiste vient titiller la société japonaise en la mettant face à ses propres démons. Le film multiplie en effet les références au passé belliqueux de l’Empire du soleil levant, interroge les limites de la justice (aveugle ?) et notamment de la peine de mort, se moque également du sensationnalisme des médias (notons la parodie du fameux « La France a peur » de Roger Gicquel ou encore la série absurde d’hypothèses sur l’identité du mystérieux Merde, envisagé par exemple comme un terroriste d’Al-Qaida ou un membre de la secte Aum).

Si Jean-François Balmer est moins convaincant dans le rôle de l’avocat français de Merde (dont il est un alter ego miroir), le film se montre dérangeant et provocateur (Merde ne mange que des billets et des « chrysanthèmes Ichimonji-kiku, la fleur fétiche de la famille impériale »). Carax propose notamment une critique impitoyable du racisme, mettant la société face à ses contradictions, entre autres via une réplique paradoxale : « On n’aime pas trop les racistes étrangers ». Quand le générique de ce deuxième segment annonce une prochaine aventure de Merde aux États-Unis, on se dit que c’est surtout une façon d’affirmer que cette satire est applicable à d’autres nations.

La troisième proposition, intitulée "Shaking Tokyo", est signée du Sud-Coréen Bong Joon-ho (l’auteur de "Memories of Murder" et "The Host"). Cela commence comme un huis clos, décrivant l’isolement volontaire d’un hikikomori (terme japonais, expliqué en ouverture, désignant des personnes qui se coupent volontairement de la société pour vivre enfermées). Aussi méticuleux dans sa mise en scène que son personnage dans l’organisation de sa maison, le cinéaste donne d’abord l’impression de s’attacher à une vision très intérieure de Tokyo (beaucoup plus que le segment de Gondry malgré le titre "Interior Design").

Jouant notamment sur le motif du cercle pour rappeler visuellement les notions de temps et de répétition (les rouleaux de papier toilette, l’horloge, la pizza, les roues de vélo…), le Coréen tourne en dérision la vacuité de la vie de son personnage (qu’il introduit dans une séquence de défécation !) sans pour autant lui manquer de respect. Au contraire, il signe un film tendre, qui bascule à partir d’un regard suivi d’un séisme et d’un évanouissement (autant de soubresauts qui justifient le titre). Le film se conclut sur une réflexion originale et inattendue sur la déshumanisation (que nous ne révèlerons pas, évidemment). Disons simplement que ce segment montre à quel point les rencontres sont essentielles pour avancer et pour remettre en cause nos propres certitudes.

Au final, ces trois propositions fortes parviennent à tirer le meilleur et le pire du Japon, avec trois regards extérieurs au pays qui s’avèrent à la fois admirateurs de ce pays et profondément critiques. Ce film collectif évite donc les facilités et le manichéisme.

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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