UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Notre petite sœur adorée de Kore Eda
Rodés à l’exercice, Osamu et son fils Shota opèrent en duo pour voler dans les supermarchés. Sur le chemin de la maison, ils découvrent, enfermée sur un balcon, une petite fille affamée et grelottante. Ils décident alors de l’emmener avec eux pour la nourrir et la soigner. Le lendemain, quand Osamu et sa femme décident de ramener la petite, ils comprennent que celle-ci est maltraitée et décident de la garder avec eux…
Se tourner rapidement les pouces, se toucher le front… tel est le rituel que Shota a inventé pour se donner du courage lorsqu’il va voler dans un magasin. Une petite superstition qui le rassure car, si il échoue, les siens n'auront rien à manger pour le dîner. Déscolarisé, le jeune garçon participe ainsi à la survie de sa famille où chacun donne de lui même pour ne pas sombrer dans la précarité. La mère est lingère, le père travaille comme intérimaire sur des chantiers alors que la tante montre ses seins dans un "peep show" pour adolescents. La grand-mère, de son côté, profite du déshonneur subi lors de son divorce, pour soutirer régulièrement quelques yens au fils de son ex-mari défunt. Habituée à être hors-la-loi, la petite famille n'hésite pas à « kidnapper » une petite fille maltraitée. Une bouche de plus à nourrir ne leur fait pas peur et très vite l'enfant trouve sa place dans ce foyer attentionné.
Les histoires familiales représentent l'essence même du cinéma de Kore-Eda. Réalisateur prolifique, la majorité de ses scénarios évoque la profondeur des sentiments dans des familles aux destinées singulières. Qu’elle soit à l'abandon dans le percutant "Nobody knows", séparée dans le magnifique "I wish, nos vœux secrets" ou bien encore inversée dans l'attachant "Tel père, tel fils", chacune révèle une somptueuse palette d'émotions joliment feutrées ou intensément viscérales. Même si dernièrement, "Notre petite sœur" et "Après la tempête" étaient un ton en dessous, on attend toujours avec une grande impatience la nouvelle pépite du cinéaste japonais, passé maître en matière de liens parentaux et fraternels.
Une nouvelle fois c’est sur la Croisette que nous avons retrouvé tout le génie de Kore-eda. Habitué de la compétition, le réalisateur a cette fois-ci décroché la récompense ultime. Une Palme d’or amplement méritée qui vient donner la touche finale à l’infini justesse de ce film. En effet, tel un triptyque, "Une affaire de famille" élève ses personnages dans un état de grâce pour ensuite les ramener à la triste réalité qui les entoure. Sous couvert d’une critique sociale du Japon, qui vit dans le déni d’une précarité bien réelle sur l’archipel, le cinéaste orchestre avec l’arrivée de la petite fille, l’épanouissement familial de ses personnages. Comme si il ne manquait qu'une seule personne à ce foyer marginal pour atteindre le nombre d'or. Une succession de saynètes construit alors tendrement ce bonheur fragile jusqu'à son apogée : une magnifique scène chorale où la petite famille s'évade de ses soucis le temps d'une journée à la plage.
Puis la vie reprendra ses droits et il suffira d’un événement pour que tout soit potentiellement remis en cause et que l’unité familiale se disloque. Kore-eda déconstruit alors son histoire avec la même magie. La boucle est bouclée mais les personnages ne retournent pas à leur point de départ. La conjoncture a beau les remettre dans le droit chemin, les sentiments eux sont intacts et intensément plus puissants qu’avant. Ces montagnes d’émotions nous les ressentons aussi, une fois la projection terminée. On sort de la salle, avec dans la tête le souvenir d’intenses moments suspendus : qu’ils soient tout simples, comme la discrétion bienveillante d’un épicier quand Shota lui vole des bonbons ; ou magnifiquement solaires comme dans cette scène sublime où, en pleine canicule, la mère et le père dégustent des nouilles glacées. Étonnés de se retrouver pour une fois seuls dans la maison, ils font l’amour comme si il s’agissait d’un cadeau du ciel. Enfin, il nous restera la tendresse du sourire pudique et des yeux gentiment baissés de Kirin Kiki ("Les délices de Tokyo", "Still walking"), cette immense actrice japonaise qui nous a quitté quelques mois après avoir monté les marches. Rares sont les palmes d’or qui peuvent rassembler un large public lors de leur sortie. Cette « affaire de famille » le mérite assurément et c’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Gaëlle BouchéEnvoyer un message au rédacteur