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L'AMOUR EST UN CRIME PARFAIT

Le thriller est un cadavre exquis

Marc est professeur de littérature à l’université de Lausanne. Très apprécié pour son professionnalisme, il est aussi réputé pour collectionner les aventures amoureuses avec ses étudiantes. Un jour, la plus brillante d’entre elles disparaît mystérieusement après une soirée passée avec lui, et Marc ne semble pas au courant de ce qui s’est passé. Il rencontre alors la belle Anna, qui veut à tout prix connaître la vérité sur sa belle-fille disparue…

C’est peu dire que "Les Derniers jours du monde" avait divisé cinq ans plus tôt : curieuse variation sur la fin du monde (désormais un genre à part entière), oscillant entre la romance barrée et le cinéma catastrophe à gros budget, qui revisitait ses propres codes sous un angle à la fois sexuel et grotesque. De toute façon, le consensus n’a jamais sa place chez Arnaud & Jean-Marie Larrieu, et les réceptions de leurs précédents films le prouvent. Parce que ces deux frangins pyrénéens, toujours très attachés aux univers géographiques où les pics côtoient les vallées, sont de véritables électrons libres. À l’image de cette route de montagne en serpent qui inaugure leur nouveau film, le chemin qu’ils empruntent est de ceux qui passent du goudron fléché au chemin non balisé, qui poussent au hors-piste contrôlé, qui zigzaguent d’un motif à l’autre, qui bousculent les repères avec un art diabolique de la rupture. Et bien plus qu’une confirmation de leur talent, "L’Amour est un crime parfait" les oriente sur un nouveau terrain de vacances (le thriller hitchcockien) pour les amener vers leur apothéose.

Le film se présente comme l’adaptation d’un roman (Incidences de Philippe Djian), et, plus que jamais, il convient de prendre le terme « adaptation » au pied de la lettre. Parce que dans ce terme galvaudé ne se cache en aucun cas le désir de renouer avec le format littéraire et tout ce qu’il peut sous-entendre de liens avec le roman illustré. Les frères Larrieu utilisent ici ce matériau comme base de départ, mais font vite dérailler le train de leur intrigue policière vers une sorte d’épure stylistique, entièrement mû par un pur désir de cinéma. On le sait désormais : chez eux, le monde réel a l’habitude de virer assez vite au microcosme buñuelien, et leur premier degré ne vise qu’à pousser à son point limite la logique d’une intrigue farfelue (en général une histoire d’amour qui dérive vers l’épique ou le surréalisme). À bien y regarder, un tel principe d’écriture, basé sur la déconstruction permanente des enjeux et des tonalités, n’est pas sans évoquer la rédaction d’un cadavre exquis. Et ça tombe plutôt bien : tout part ici d’un cadavre, potentiel parce qu’introuvable, dont l’existence même va noyer le héros, Marc (Mathieu Amalric, au top dans l’égarement burlesque), dans un vaste siphon d’incertitudes.

Avec un cadavre au centre des enjeux, les codes du thriller pourraient donc se jauger tranquillement au fil des indices et des suspicions. C’était d’autant plus envisageable que les Larrieu n’ont pour le coup pas lésiné sur les figures hitchcockiennes, surtout au travers d’un trio de personnages féminins hautement troublants et savoureux : sœur potentiellement incestueuse (Karin Viard, toujours ultra-sexy chez les Larrieu), belle-mère veuve noire (Maïwenn, époustouflante) et Lolita harceleuse (Sara Forestier, piquante). Sauf qu’en lieu et place du thriller glacé et programmatique se déploie en fin de compte un pur exercice de style sur le thriller lui-même. On s’aperçoit vite que l’intrigue fait du surplace, que la nonchalance ambiguë de Marc devient le centre d’attention du scénario, et que la narration, pourtant précise et fluide à l’extrême, n’a jamais recours à une relance soudaine de rythmique. D’où la sensation de voir un film en analogie d’une lente crise de somnambulisme, où seule l’intro et le final font respectivement figure de plongée dans le sommeil et de réveil brutal. Et où la vérité finit forcément par nous échapper.

Tout ça, c’est bien joli, mais il fallait néanmoins saisir en quoi ce système de narration « en surface » pouvait être un atout sur la mise en place d’un suspense (car il y en a quand même un) et l’installation d’un trouble (car il y en a toujours ici). Là encore, tout vient du personnage de Marc, professeur volontiers dandy et imbu de lui-même, qui enseigne l’art d’écrire à ses élèves avec un art consommé du langage-branlette. Si l’on s'autorise à n’y voir qu’une caricature bienveillante, c’est parce que les Larrieu semblent l’assumer au premier degré, histoire d’escamoter en douceur le sérieux pépère du récit par de petites incrustations incongrues (une parenthèse sexuelle par-ci, là un discours très cru par-là) qui assaillent le héros sans crier gare. Tout ce qui les intéresse n’est pas tant ce qui est visible au premier plan que ce qui semble exploité (ou décliné) à l’arrière-plan. Et toute leur attention se voit ainsi focalisée sur de petits détails, certes a priori anodins, mais en lesquels ils perçoivent un statut potentiel de parasite ou d’élément déclencheur. À titre d’exemple, il suffit de voir comment le motif de la cigarette, décliné tout au long du film, prendra in fine un rôle capital dans le dénouement.

La mise en scène se calque d’elle-même sur ce principe de transparence et injecte ainsi une étrangeté à toute épreuve dans chaque plan. Pour cela, rien de plus simple : tout est dans la mainmise sur un contexte réaliste et la captation du mouvement qui s’y installe en douceur. D’où ce décor de faculté suisse aux parois de verre, où la caméra glisse le long de couloirs obliques ou en spirale. D’où ces magnifiques paysages enneigés, cadrés dans des plans subjectifs de voiture serpentant sur une route qui tranche un univers à la blancheur aussi abstraite qu’aveuglante (sorte de page blanche où la fiction va pouvoir s’écrire). D’où également ce mystérieux précipice autour duquel l’intrigue ne cesse de tourner (y a-t-il un cadavre dedans, ou y en aura-t-il bientôt un ?), métaphore évidente du piège dans lequel le héros s’enfonce scène après scène jusqu’à la disparition finale. Même les cours d’écriture de ce dernier offraient déjà de précieux indices pour décrypter le processus : il y était question d’éviter le trop-plein psychologique, de bannir tout réflexe biographique (ici, pas de personnages figés dans le ciment) et de privilégier la lecture mentale de chaque paysage (les Larrieu citent ici André Breton : « Le fumeur cherche l’unité de lui-même dans le paysage »).

C’est au travers de cette mise en scène faussement superficielle et abstraite que les Larrieu réussissent au final à composer un piège cotonneux, pour ne pas dire terriblement sophistiqué. Et dans ce décor de montagnes où l’on ne cesse de descendre ou de monter, ils zigzaguent à loisir, déclinent un nouveau champ lexical du mot « épreuve » (car il n’est question que de ça dans leurs films), permutent les tonalités et les ruptures de ton jusqu’à plus soif, et bringuebalent leur héros-silhouette jusqu’à le faire chuter dans le précipice. En résulte un thriller éblouissant qui, en fin de compte, aura su vouvoyer la surface pour tutoyer la profondeur.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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