L'AUTRE VIE DE RICHARD KEMP
Un premier film hybride aux fausses pistes efficaces
Tout comme l’affiche, le premier quart d’heure ne paie pas de mine. On a l’impression de voir un énième film policier français qui pourrait même être un épisode assez classique d’une série télé peu inspirée. Le jeu de Jean-Hugues Anglade et Mélanie Thierry, et la construction de leurs personnages respectifs, ne suscitent guère d’enthousiasme durant cette mise en place. Le vieillissement du personnage d’Hélène n’est pas pleinement réussi non plus, au point qu’on ne prenne conscience de cet effet qu’a posteriori.
Oui mais voilà, ce film ne va pas cesser de surprendre le spectateur par la suite, en mêlant les genres et en bousculant certains codes. Le film bascule, au sens propre comme au figuré, lorsque Richard Kemp est jeté d’un pont et qu’il se retrouve propulsé dans le passé. La tension de cette scène fonctionne tel un trompe-l’œil (le premier du film) et la focalisation interne recentre l’attention du spectateur sur Kemp. Alors que le spectateur s’attend à un thriller psychologique, il prend conscience de façon progressive et subtile, comme le personnage lui-même, du voyage dans le temps dont Kemp est soudainement prisonnier. Les genres s’accumulent donc : film policier, thriller psychologique, romance, fantastique. Rien que ça. On se croirait un peu dans "La Mouche" de George Langelaan (pas le célèbre film de Cronenberg, mais plutôt la nouvelle qui l’a inspiré) et on peut s’interroger sur les raisons du choix de Kemp comme patronyme : est-ce une référence à l’auteur de science-fiction Paul S. Kemp ou/et au docteur Arthur Kemp, personnage secondaire de "L’Homme invisible" (1933) de James Whale ?
Le film devient tout à coup très original, rien que pour son traitement du paradoxe temporel, qui est généralement abordé soit de façon humoristique, soit par le prisme de la science-fiction à composante fantastique. Ici, la mise en scène reste sobre en apparence et Germinal Alvarez utilise le voyage dans le temps comme simple outil scénaristique et non comme thématique centrale. Si certains anachronismes ou effets de surprise sont parfois mis en avant, ils ne deviennent pas des motifs essentiels du film, mais servent efficacement l’intrigue ou l’évolution des deux personnages principaux. Surtout, il n’est jamais question de chercher à expliquer ce voyage dans le temps, et tout est fait pour qu’on assimile rapidement cette invraisemblance. Le choix des décors participe largement à cette volonté de mise en scène, puisqu’ils paraissent globalement intemporels et qu’ils servent parfaitement l’ambiance du film, notamment avec le quartier bordelais de Mériadeck, qui devient presque un personnage à part entière.
Kemp lui-même ne passe pas beaucoup de temps à s’étonner de la situation : homme pragmatique, il comprend à la fois qu’il est vain de chercher une explication à ce qui lui arrive et qu’il a des raisons de mettre cette situation à profit. On comprend donc vite que l’enjeu du film n’est ni ce paradoxe temporel, ni même l’enquête sur le « Perce-Oreille ». Le film s’affirme donc de plus en plus comme un trompe-l’œil et cela prend un sens symbolique : toutes les fausses pistes cinématographiques ne sont que des métaphores des différents tourments de Kemp, qui cherche à la fois à résoudre l’affaire du « Perce-Oreille », à corriger les erreurs que lui-même a commises, et à trouver une issue à son histoire d’amour impossible avec Hélène (cette relation devenant graduellement un enjeu majeur de l’histoire).
Alors que le début était décevant d’un point de vue de l’interprétation, les deux acteurs principaux s’avèrent d’une grande efficacité durant le reste du film. Jean-Hugues Anglade gère parfaitement son double rôle : le jeune Kemp ambitieux, prétentieux et imprudent, et le vieux Kemp, torturé par son parcours raté, dont on prend connaissance par petites touches finement amenées. Notons que, contrairement à Hélène, la différence entre le jeune et le vieux Kemp est visuellement bluffante. Si ce point est moins réussi pour Mélanie Thierry, l’actrice finit par bien s’en tirer, son personnage devenant une clé essentielle de l’histoire.
Germinal Alvarez, passé auparavant par plusieurs courts métrages et par des expériences télé, passe donc brillamment le cap du premier long métrage, étape d’autant plus casse-gueule ici qu’il n’a pas choisi la facilité. Un cinéaste prometteur pour le cinéma français.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur