THE LITTLE STRANGER
Une fable noire qui détourne ses références pour inviter à un voyage vaporeux plus qu’à la terreur
Après le torrent d’émotions et la pluie de critiques élogieuses de "Room", pas facile pour Lenny Abrahamson de réussir son film suivant, tant celui-ci était attendu au tournant. Pour parvenir à relever le défi, le cinéaste a choisi de mettre en scène le roman de Sarah Waters, très gros succès outre-Manche, qui avait même valu à l’auteure les louanges du Maître Stephen King. L’histoire est celle d’un fils de domestique qui s’est battu toute sa vie pour faire oublier ses origines modestes. Devenu médecin, celui-ci est appelé au chevet d’une patiente à Hundreds Hall, le domaine sur lequel sa mère était autrefois l’une des nombreuses employées.
Mais nous sommes désormais en 1947 et la demeure tombe en lambeaux, les murs s’effritent, les papiers peints s’estompent. Plus que la déliquescence d’un foyer, c’est l’effondrement d’une époque, d’un monde aristocrate où les nantis pouvaient jouir d’une certaine opulence dans leur campagne anglaise qui est autopsiée ici par Abrahamson. La guerre est passée par là et l’époque victorienne se conjugue bien au passé. Conte angoissant et élégant, "The Little Stranger" joue avec les codes du fantastique pour mieux s’emparer du drame, d’abord familial puis psychologique, qui se joue devant nous. Tous les enjeux et les niveaux de lecture sont concentrés en un même point, une unité de lieu synonyme aussi bien de lutte des classes que de crise intérieure.
Faisant planer l’ombre d’Edgar Allan Poe (on pense notamment à "La Chute de la maison Usher"), le métrage s’amuse à troubler les pistes de son récit dans un brouillard anxiogène pour flirter tantôt avec le thriller nébuleux, tantôt avec la satire sociale. Lorsque vient se mêler un jeu de séduction à cette œuvre déjà foisonnante, il en devient même difficile d’identifier le sujet tant les thématiques prennent le dessus, comme autant de propositions cinématographiques à l’esthétique rare. Si ce mélange des genres peut rebuter, il est réalisé avec tant de délicatesse et de maîtrise qu’il serait dommage de passer à côté. Car s’abandonner dans cette atmosphère ténébreuse est un voyage que peu de réalisateurs sont capables de proposer avec le même raffinement. Lenny Abrahamson fait assurément partie des meilleurs guides pour s’égarer dans ces contrées sibyllines.
Christophe BrangéEnvoyer un message au rédacteur