ENEMY
L’autre, c’est moi
Juste avant de tourner ensemble le tétanisant "Prisoners", Denis Villeneuve et Jake Gyllenhaal ont donc tourné un autre film, inédit jusque-là, et qui marque pourtant une étape décisive dans la filmographie en constante évolution du cinéaste québécois. Ce film, c’est "Enemy", adaptation virtuose et vertigineuse d’une nouvelle de l’écrivain portugais José Saramago, L’Autre comme moi. Une nouvelle cristallisant la figure du double, et que le réalisateur s’approprie totalement, y injectant avec brio ses propres thématiques et figures de style.
Les précédents films de Villeneuve, et en particulier "Incendies" et "Prisoners", questionnaient tous, plus ou moins directement, la problématique de l’identité, que le cinéaste déroule ici pleinement, au sein d’un environnement anxiogène, angoissant, peuplé de visions symboliques (l’araignée de l’énigmatique prologue, qui reviendra plusieurs fois, notamment lors d’une tétanisante image issue d’un imaginaire fantastique). D’Adam le professeur timide (et sa fougueuse amante) ou d’Anthony l’acteur assuré (et son effacée femme), lequel est le véritable « je » ? Réminiscence d’un rôle passé ou fantasme de virilité, peut-être un peu des deux, semble nous dire le cinéaste, qui se garde bien de donner des clés, laissant le spectateur imaginer lui-même le sens de sa nébuleuse intrigue.
À l’instar du lynchien "Lost Highway", auquel il ressemble beaucoup (sans être aussi agressif et destructeur, quoique…), "Enemy" se ressent plus qu’il ne se raconte. Et à l’instar du chef-d’œuvre précité, il articule ses dérives symboliques autour de la figure féminine. Mère, femme, amante, ce sont là les trois visages gravés à l’écran, et qui forment autour d’Adam/Anthony son unique sphère intime, allant jusqu’à participer pleinement à l’inversion psychologique du protagoniste, dont les deux identités se rencontrent (saisissante scène qui montre là tout le talent inouï de Jake Gyllenhaal), puis s’interpénètrent jusqu’à l’annihilation.
Film à revoir (ce que n’a pas fait l’auteur de ces lignes) pour sans doute mieux en appréhender toutes les facettes, "Enemy" montre bien tout le talent versatile de Denis Villeneuve, qui continue de triturer à sa manière les recoins les moins évidents de l’âme humaine. Ici, le voyage n’est pas aisé, et peut rebuter. Mais il faut savoir parfois se laisser aller, et goûter à l’amer baiser de la femme araignée…
Frederic WullschlegerEnvoyer un message au rédacteur